vendredi 4 novembre 2011

LE POUVOIR MÉDICAL ? (Troisième partie)

L’IMPUISSANCE MÉDICALE

Article écrit pour TK, paru dans Le Monde du 2 octobre 1974, à l'occasion des Entretiens de Bichat, grand rassemblement médical d'enseignement postuniversitaire.

Films, débats, tables rondes, interventions courtes et précises, conférences audio-visuelles. Pendant neuf jours. Des milliers de médecins praticiens, des grands patrons. Les « Entretiens de Bichat » débutent à la fin de cette semaine. Un énorme programme qui a l'ambition d'embrasser l'ensemble de la pratique médicale, de la chirurgie à la psychiatrie. Programme à l'intention des praticiens auxquels est rappelé l'article 4 du code de déontologie : « Il est du devoir du médecin d'entretenir et de perfectionner ses connaissances. »

Sans aller à l’encontre de ce désir et de ce besoin légitime de perfectionnement des praticiens, nous pouvons en profiter pour nous poser quelques questions embarrassantes.

En effet, si l'énormité du programme de ces journées force l'admiration, elle a aussi quelque chose de suspect. On peut se demander notamment s'il s'agit vraiment d'une œuvre utile à la pratique du médecin de quartier, ou s'il ne s'agit pas plutôt d'un grand spectacle que la médecine se donne à elle-même et voudrait donner d'elle-même à son public ?

De fait, s'il ne trouve pas forcément dans cette manifestation scientifique la réponse aux problèmes de santé de ses clients, le médecin y puisera au moins la force et l'assurance confortante et justificatrice que peut donner la grand'messe à un croyant. Perdu dans son quartier, confronté aux problèmes insolubles de la vie quotidienne de ses clients, sur les finances desquels il vit, confronté aux misères pathogènes qui mettent en cause chaque jour son savoir, son pouvoir et sa propre vie quotidienne, il aura la satisfaction de retrouver au contact de ses maîtres l'idée depuis longtemps oubliée que « la médecine est assurément une science » (Professeur Jean Bernard).

Quant à ses malades, ils apprendront, directement (presse, radio, télévision) ou par son intermédiaire, cette même vérité rassurante et lénifiante. Bercés par les espoirs d'opérations prestigieuses et d'appareillages ou de médicaments nouveaux propres à faire barrage à la mort, ils accepteront de mieux en mieux de mourir psychiquement ou physiquement, mais inexorablement, des fumées, du bruit, des transports, des cadences industrielles, du travail posté et des heures supplémentaires, de l'école répressive, d'une famille fermée, d'une sexualité sommaire, d'un logement étriqué, d'un crédit bancaire aliénant, de la solitude et de l'ennui d'un monde tout entier tourné vers la production et la consommation de marchandises... et demain la conquête du cosmos... et demain la lune... oui, mais aujourd'hui ! Laissez-vous faire, dormez en paix, la médecine tient bon, drapée dans sa science !

Cette dimension de la pathogénie, qui est le constat quotidien de la médecine praticienne de quartier, apparaît bien peu dans le programme des Entretiens de Bichat : et le médecin de quartier qui n'y connaît pas grand-chose et qui n'y peut rien risque de ne pas s'y retrouver. Ne serait-il pas temps, alors que depuis des décennies la médecine progresse indiscutablement de découverte en découverte, et que parallèlement (et contradictoirement) il est revendiqué toujours plus de médecins, d'hôpitaux et de personnels hospitaliers, de crédits pour la santé, ne serait-il pas temps de proclamer, par-delà son savoir de plus en plus raffiné, l'impuissance de la médecine ?

Ce que cache au malade, comme au médecin, cet étalage de science, ne serait-ce pas l'essentiel ?

Prenons deux exemples simples.

Madame Durand est fatiguée. L'examen montre à l'évidence qu'il n'y a rien là qui relève de la science médicale. Mais la discussion avec elle montre aussi clairement qu'elle en a tout simplement ras-le-bol : deux enfants jeunes, un mari rarement présent et plutôt alcoolique, une vie sexuelle et affective pauvrette, deux heures de transports, une importante activité ménagère qui s'ajoute à sa journée de travail debout à l'usine, etc.

Sa demande explicite : des fortifiants et un arrêt de travail. Sa demande implicite (inconsciente ?) : faire qu'elle accepte sa vie.

Je sais bien ce qu'il faudrait pour que Mme Durand ne soit pas fatiguée, et je crois bien qu'elle-même n'est pas loin de le savoir. Mais, précisément, elle me demande de l'empêcher de savoir. Elle ne veut pas le savoir. Car sa vie est engagée, économiquement et culturellement, de telle sorte qu'elle n'a pas d'autre choix que de continuer, pas d'autre perspective possible. Alors, à quoi je sers ? A la demande de Mme Durand, je vais contribuer à masquer par mon activité scientifique, qui n'est pas dénuée de fondement (ce serait trop simple !), la réalité des causes de sa fatigue. Dans le secret de mon cabinet, je sépare cette fatigue de ses causes, je lui donne même un nom : « asthénie », je la prends en charge et la traite activement : vitamines, calmants, repos, conseils pleins de sagesse et lourds de savoir. Et je renvoie Mme Durand à son état antérieur. « Comment ça va ? » « Bof ! pas mal ! j'en ai un peu marre, les enfants, le ménage, mon mari, je m'ennuie un peu, mais c'est bientôt les vacances... Et puis... tant qu'on a la santé... »

Le jeune Tellier a une angine. Il vient me voir, je lui donne des antibiotiques pour tuer ses microbes. Pourtant je sais qu'il y a des microbes partout et que tout le monde ne fait pas des angines à répétition comme le jeune Tellier. « La cause » n'est donc pas le microbe. La cause première est ce qui a fait une telle blessure à l'organisme que le microbe a pu y proliférer à son aise. Pourquoi ne cherche-t-on pas à soigner la blessure en question ? Pourquoi ne soigne-t-on que ce qui est apparent : l'angine, qui n'est que le symptôme de cette blessure ? Car, alors, nous laissons la blessure ouverte à des attaques ultérieures parfois plus graves : nouvelles angines, bronchites, néphrites, ou changement complet de symptôme, à type de « dépression nerveuse » ou de fatigue par exemple.

Parce que cela ne regarde pas « l'homme de science » dont parle le Professeur Péquignot [1]. Cela sort de son champ de responsabilité, ou tout au moins de sa science. Mais qu'est-ce donc que cette science qui laisserait de côté certaines des données un peu trop complexes d'un problème que par ailleurs elle n'hésite pas à prendre en charge ?

On pourrait multiplier les exemples qui montrent que l'essentiel de la pathologie qui se présente au médecin de quartier est loin de ce que traitent les chercheurs dans les murs hospitaliers. La pathologie hospitalière vient après et, en quelque sorte, dans l'évolution de la pathologie du quartier.

Ici, il est inutile d'aspirer à la belle clarté cartésienne : à tout effet une cause, à tel effet telle cause.

La pratique de quartier, en mettant en évidence une pathogénie multiforme, politique, économique, culturelle, sexuelle, écologique, pédagogique, etc., qui est pour l'essentiel au-delà du champ de la « science », démasque l'impuissance fondamentale de la médecine par-delà ses succès prestigieux.

Il en découle sur le plan thérapeutique que l'intervention, pour être efficace, ne saurait être exclusivement médicale. Mais où va-t-on ? Nous nous engageons ici dans une voie dangereuse au regard d'une idéologie médicale largement majoritaire, dans un chemin où se dévoile le caractère politique de la médecine, déterminée par le système culturel et politique, et déterminant en retour ledit système : un chemin au bout duquel la médecine n'appartiendrait plus aux seuls médecins. Il s'agit en fait de rendre aux gens un pouvoir qu'ils demandent qu'on leur prenne, et que la médecine ne peut assumer. Eux seuls peuvent prendre, dans cette mesure, des décisions thérapeutiques efficaces.

Ainsi, affirmer l'impuissance de la médecine devant la maladie et la mort ne veut pas dire qu'elle ne peut rien, mais qu'elle ne peut rien seule. Et c'est ce que l'étalage de science des manifestations médicales tend à masquer, consciemment ou non, aux médecins comme aux malades.

Il serait temps de le dire largement. Mais la médecine le veut-elle, et le peut-elle ? et sinon, pourquoi ? Il y aurait là, dans l'intérêt de la santé, matière pour les soignants et les soignés à d'intéressantes tables rondes qui font dramatiquement défaut dans les congrès médicaux : sur la signification de la maladie en tant que langage ou que révolte du corps ou de l'esprit, et du rôle de la médecine dans la société qui est d'exclure et de réprimer ce langage et cette révolte.

Jean CARPENTIER

Notes

[1] « L'homme de science voit le bacille et sa toxine. C'est sur ce plan d'ailleurs qu'il doit et peut agir. Il ne peut empêcher les guerres et les accidents du travail, mais peut étudier la toxine tétanique, fabriquer un sérum et un vaccin et l'administrer à ceux qui sont menacés. » (Professeur Henri PEQUINOT, La Nef, n° 49, oct-déc. 1972, numéro curieusement appelé : « Vers une antimédecine » [?].)

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