vendredi 4 novembre 2011

LE POUVOIR MÉDICAL ? (Première partie)

LA RELATION MÉDECIN-MALADE : UN CUL-DE-SAC

Tout le monde s'accorde pour dire qu'aujourd'hui les relations entre les gens s'appauvrissent. Bonjour, ça va, il fait beau, les sports, les performances de la Renault 12, les programmes de télé... les autres aussi quelquefois : mais les autres sont vraiment des cons et il n'y a aucune raison de leur « sacrifier » quoi que ce soit, rien à en attendre. On se le répète, on s'en persuade et on y trouve la justification de son enfermement : on est piégé !

A l'heure où les gens ne communiquent plus, pour l'essentiel, que par l'intermédiaire de la télévision et de la presse « d'information » qui les manipulent : la relation médecin-malade est là ! Comme la putain, moyennant finances, le médecin vient au secours de la famille et de la société. Une putain raffinée, plutôt une call girl. Mais, reconnu d'utilité publique et ses actes remboursés par la Sécurité sociale ; le médecin ne contrevient pas aux bonnes mœurs et, s'il s'occupe du corps, il va sans dire que le sien propre est esprit et science, il n'est pas concerné. Nous voyons pourquoi (et comment) il « faut » qu'il en soit ainsi.

En médecine, aujourd'hui, il est de bon ton de mettre en avant « la relation » — la relation à deux bien entendu : on l'étudie, on la fignole, on apprend les secrets de la « neutralité bienveillante ».

Dans « la relation », la psychologie va venir au secours de la science défaillante, au secours du spectacle d'abord avec ses rôles. Un demandeur malade, nu, infantilisé, acceptant. Un répondeur sain, savant, aseptique, bienveillant, dont l'autorité est, par là même, incontestable. Passons sur le mobilier, le décor, qui renforce l'autorité. Le spectacle médecin-malade est bien rodé par des siècles de mise au point : on l'appelle le « colloque singulier ». Le malade et le médecin sont éternellement seuls ; solitude à deux garantie par le « secret médical », une des règles d'or de la profession qui, nous le verrons, garantit, du même coup, bien autre chose.

Le « colloque singulier » trouve des justifications technico-scientifiques précises. On sent cependant qu'il y a des choses qui ne vont pas bien, les rouages se grippent : on met de l'huile, c'est tout. On est tellement habitué à ce jeu qu'on est incapable d'en envisager un autre. On assiste dans les sphères médicales les plus « avant-gardistes » à des modifications, des « améliorations » ; le théâtre moderne prend la place du théâtre classique, mais c'est toujours le théâtre. Essayons d'analyser un peu la pièce.

La relation est un jeu dangereux. Chaque relation porte en elle un risque de déséquilibre : la parole échangée avec quelqu'un risque toujours de mettre en évidence une contradiction, une faiblesse, une faille dans n'importe quel équilibre et de le détruire (que cet équilibre soit dans le domaine de la « maladie » ou dans celui de la « bonne santé »). On pourrait dire aussi : mettre en évidence, dans l'équilibre, les éléments de déséquilibre de telle sorte que celui-ci puisse être gravement remis en cause.

Chacun trouvera en lui des exemples, car il en va de la relation médecin-malade comme de toute autre relation entre les gens. Aujourd'hui, le déséquilibre va croissant en chacun de nous et dans la société en général. C'est une des raisons qui permettent et font que la relation entre les gens s'appauvrit, se raréfie. Le jeu de la relation est prometteur de mises en cause collectives ou personnelles : on en a peur, et on s'enferme (on peut aussi se faire enfermer !). C'est dire aussi l'importance de la constitution d'un corps de spécialistes de la relation.

« Dans l'intérêt de la santé, les rassemblements de plus de deux personnes sont interdits. » On ne force pas, que je sache, sur les locaux collectifs dans les ensembles modernes : quand il y en a, il est bien rare qu'une administration dévouée et spécialisée (dans la relation notamment) ne les dirige pas. Cela dit, revenons au médecin : on peut se rassembler avec lui. Mais celui-ci, dans l'intérêt de tous, y compris de lui-même, il va falloir l'armer, l'assurer contre les risques de mise en cause profonde des autres et de lui-même. Le médecin est un spécialiste dévoué : le danger qu'il représente est à la mesure de son importance dans le maintien d'un système social ; il détient dans son fichier des tas de secrets bouleversants (socialement).

On comprend que les médecins apprennent que la relation doit être manipulée avec douceur et qu'une parole ou un acte puisse être facilement taxé de « sauvage », garantie de science et d'expérience à l'appui (psychothérapie sauvage !). On comprend que le médecin soit armé, ait des « défenses » que lui apportent de longues études « scientifiques », une expérience de l'odeur, du froid, de l'exclusion et de l'anonymat hospitalier, un standing de bourgeois, une neutralité et un apolitisme allant de pair avec lui, une relation d'argent..., toutes choses contrebalançant bien l'angoisse existentielle du médecin !

Sous le prétexte, psychologiquement défendable, d'écarter les rapports émotionnels de la relation, on va masquer le risque de mise en cause sociale en niant ces rapports par tout le rituel qui les entoure et qui vient en aide aux « défenses » acquises par le médecin. On va stériliser la relation en l'isolant hors du réel.

D'abord, on simplifie le problème en donnant à la relation un caractère exclusivement duel : le tête à tête de deux personnes « bien élevées », c'est-à-dire acceptant leur rôle.

Pour le malade, le médecin est un être un peu merveilleux qui le connaît, tandis que, lui, ne le connaît pas, et d'ailleurs il ne tient pas à le connaître. Un peu de mystère convient bien à ce spectacle, dans une ambiance de confiance et de respectabilité. Le médecin lui donne tout, bons médicaments et bons conseils d'homme de science et d'expérience ; lui, n'a rien à lui apporter sinon une demande, des symptômes, et de l'argent (de toute façon, un acte médical n'a pas de prix ! — l'argent : ce sont les « honoraires », car, si l'on paye d'un salaire un ouvrier ou un ingénieur, on honore un médecin !). L'argent précise bien le sens de la relation.

Et puis le médecin sait. Son savoir, sa « science », le protège contre l'émotion : il n'est qu'une machine perfectionnée douée de « réflexes médicaux » (symptômes → diagnostic → traitement), il n'est pas concerné. Il ne tombe pas amoureux de sa malade, ce qui n'est pas un mal en soi, mais surtout il n'est pas remis en cause par le dialogue. D'ailleurs, peut-il y avoir un dialogue ? car sa science le différencie du malade (il est donc sain) et lui permet en outre de le dominer. 7 à 10 ans d'accumulation de connaissances aussi diverses que variées ont fait de lui ce savant, cet homme hors du commun. De ce « savoir », il résulte un franc et honnête sentiment de puissance (honnête, naturellement, puisqu'il s'agit de faire du bien !), bonne défense contre l'émotion ; mais surtout il en résulte un pouvoir sur les gens, qui va bien au-delà de ce que pourrait légitimer ce « savoir ». Ce pouvoir est accentué et confirmé par une situation sociale et un standing de petit bourgeois cossu, sinon de bourgeois.

Etrange, puissant et paternel, le médecin est d'un autre monde ; celui des notables, mais de ceux qui connaissent les profondeurs du corps et de l'âme, savoir dont ils ne font pas forcément étalage. Distingués, mais discrets : neutres, apolitiques, ne prenant pas parti, ils ne se situent de toute façon pas sur le même plan. Sachons garder nos distances, notre rang ! Il n'y a pas de dialogue.

Le secret médical vient assurer le tout. Hors du cabinet médical : c'est le silence sur tout ce qui s'y dit. Certes, personne ne tient, au moins dans les conditions culturelles et économiques d'aujourd'hui à ce que son état de santé soit crié sur les toits : qu'il s'agisse d'une blennoragie, ou de n'importe quel handicap physique, notamment une maladie chronique. Et pourtant le secret médical permet de masquer le caractère social de la maladie et de ses causes les plus importantes (cadences, répression sexuelle, logement, famille...) et d'empêcher que soient prises des mesures thérapeutiques ou préventives de caractère collectif, aidé en cela par le caractère unilatéral d'une relation qui s'obstine à aller dans le même sens : du malade au médecin, en ce qui concerne les renseignements importants (symptômes et conditions de vie, environnement des symptômes sur le plan de l'individu, mais aussi sur le plan social (environnement de l'individu) ; du médecin au malade en ce qui concerne les conclusions, les directives. On s'interdit de livrer à la collectivité (les individus en société) les éléments d'un débat qu'elle est seule à pouvoir résoudre.

La demande du malade se modifie et notamment devient plus critique ; la Sécurité sociale ainsi que des organismes plus spécialisés, tel le Planning familial, deviennent des éléments de contrôle et de contestation gênants pour le pouvoir médical ; on a vu récemment les démissions de médecins perdant leur pouvoir au mouvement du Planning familial. Le statut social et le standing des médecins de l'ère technocratique se dégradent quelque peu. Les Planchon de la médecine, psychiatres ou « psycho-somaticiens », se mettent au travail, mais ils ne peuvent aller jusqu'à modifier l'essentiel du spectacle, sa colonne vertébrale : la relation médecin-malade à sens unique et les rôles jamais intervertis (même si l'on peut évoquer le psychodrame). Qui plus est, nous allons voir qu'ils ne font souvent qu'accentuer la distance qui sépare le médecin du malade et la justifie « scientifiquement ».

On voit désormais des médecins à l'écoute de leur malade ; la pseudo-neutralité politique est élevée au rang de « technique d'écoute » et prend le nom de « neutralité bienveillante » ; on parle beaucoup aussi de « disponibilité ».

La psychologie, qui prend rang de « science humaine », utilisée par les représentants de la même idéologie, non seulement justifie mais encore accentue le théâtre. De plus, la psychologisation des problèmes va les multiplier et les éparpiller à plaisir. On n'est pas un ouvrier ou un bourgeois soumis à un nombre relativement restreint d'agressions qui nous sont communes : on devient un « fils d'alcooliques », ou « l'ambiance du ménage parental était tendue », ou « la mère était hystérique », ou encore « paranoïaque ». Chacun a sa formule, sa maladie, sa personnalité, quoi ! Chacun sa solution personnelle, c'est une bonne façon d' « oublier » les solutions collectives, et de les faire oublier.

A tous les niveaux, sous le couvert d'une science que la psychologie rend à la fois plus humaine et plus scientifique, une « vérité » en masque une autre, essentielle. De telle sorte que, si on peut soigner, on s'interdit de guérir. Ou plus exactement la possibilité de soigner empêche de voir tout ce qui devrait être fait pour guérir et aussi prévenir.

On voit aussi des médecins se mettre en cause (ou en frôler le risque !). Ils sont moins biologistes et plus psychologues : nouvelle science, nouveau vernis. Comme dans les congrès d'architectes, où se pressent des constructeurs de cages à lapins inlassables, on parle beaucoup d'urbanisme, il est peu de congrès médicaux où l'on ne se gargarise d'un peu de « psychiatrie pour le praticien » et même d'un peu d'écologie. Mais, dans un cas comme dans l'autre, la continuation de la démarche nécessite des choix politiques et économiques impossibles. La société marchande ne laisse pas rêver, a fortiori ceux qui la protègent ! Les médecins ne se mettent en cause d'ailleurs que devant d'autres médecins : par exemple dans les groupes Balint [1]. Le but exprimé est ici de rendre de meilleurs services, de mieux répondre à la demande du malade de prise en charge et d'exclusion de la maladie. Mais cette prise en charge et cette exclusion sont contradictoires avec l'objectif de « guérison », nous l'avons vu. Celui-ci passe par la prise en charge de l'individu par lui-même pour défricher, dénouer une réalité pathogène qui est derrière son dos quand il regarde le médecin. Ce dernier la regarde à sa place : étant donné que le médecin sait, il lui donne son corps, et ses yeux pour le regarder à sa place et regarder aussi cette réalité... afin qu'il remette les choses en place. Mais le regard du médecin, dans une société de classes, n'a pas les mêmes intérêts à défendre que celui du malade. Et les choses vont être remises en place selon les critères de valeur du monde bourgeois. Passation de pouvoir. Le tour est joué, tout le monde est content, même ceux qui sont bernés. Les médecins ne se mettent en cause que pour ne pas risquer d'être mis en cause socialement.

Il reste que, poussée dans sa logique, l'idée psychosomatique peut aussi mettre sur la voie de la remise en cause des murs du cabinet médical, de l'exclusion de la maladie dans le secret de la relation. On modifie, on améliore et un jour cela vous saute aux yeux : le véritable « piège à cons », le truc dont il faut sortir, c'est la relation médecin-malade elle-même. La relation à deux, imperméable, l'enfermement, le repli sur soi.

La relation n'est qu'une illusion, de la poudre aux yeux : par son caractère unilatéral, par le secret qui l'enferme, la consultation médicale n'est que la continuation du monologue intérieur du malade. Le monologue tourne en rond, et c'est précisément ce qui l'a rendu malade et conduit chez le médecin pour y être pris en charge.

Le cabinet médical est le cul-de-sac où viennent se perdre les armes de la révolte. Chacun s'y rend, l'un après l'autre, et la reddition s'y déroule seul à seul : le soumis face à l'un des représentants de son maître. Il n'y a pas de honte à ça, mais il n'y a aucune raison non plus d'être fier d'être malade ! Mais, dira-t-on, le bourgeois aussi est malade ! Qui dit que le bourgeois n'est pas lui aussi victime des contradictions du système qu'il dirige — lui aussi est aliéné. Ce serait trop simple !

Quand nous disons « révolte » (et non révolution), nous voulons souligner que les problèmes ne sont pas résolus pour autant, si le cabinet médical change de rôle : encore qu'ailleurs le médecin en tant que tel n'a rien à dire. En fait, son silence actuel est une parole conservatrice (quand il parle, c'est pire !) par définition ; d'autre part, il empêche la démarche politique (curative et surtout préventive) en la court-circuitant par sa prise en charge. Le médecin engrange tout de suite les armes que le malade lui apporte en excluant le malade et sa maladie dans la relation, le cabinet médical et son fichier secret, en enfermant le malade dans son corps et, au mieux, dans la seule dialectique de son corps et de son esprit.

Pour détruire ce masque que constitue la médecine, il semble que l'on ne puisse guère compter, par définition, que sur les malades. Pourtant, nous avons vu que ce masque correspond à leur demande : ce qui rend une attitude attentiste quelque peu aléatoire. On peut sans doute aussi s'appuyer sur de nombreux médecins qui, le plus souvent inconsciemment, étouffent parce qu'ils ne sont pas satisfaits de leur bricolage et de leur impuissance à guérir réellement, et parce que leur cabinet est un lieu clos et aseptique, un cul-de-sac sans perspective, où vient s'épancher et se perdre jour après jour la misère psychique et physique de leur quartier. C'est ainsi sur le jeu dialectique de l'action de quelques médecins et d'une minorité de malades dont la demande est différente que nous fondons notre espoir d'une rupture.

Jean CARPENTIER, Tankonalasanté (TK) N° 4, novembre 1973

Notes

[1] Groupe Balint : groupe de médecins qui se réunissent régulièrement, pour parler ensemble, généralement en présence d'un psychiatre, de la manière dont ils exercent leur métier et des problèmes (notamment d'ordre personnel) qui peuvent se poser à eux.