samedi 17 décembre 2011

psychiatrie politique, l’affaire de heidelberg (s.p.k.)

EN ATTENDANT GODOT L'IMPRIMEUR...



En Allemagne, tout conflit politique, a fortiori toute expérience révolutionnaire, semble devoir se terminer par le recours à la police. Ainsi, la découverte de deux fusils chez des membres du S.P.K. (Sozialistiches Patientenkollektiv : collectif socialiste de patients) a pu fournir un prétexte acceptable pour emprisonner une dizaine d'autres membres, ceux qu'on tenait pour animateurs du groupe de Heidelberg.

Le S.P.K., la plus révolutionnaire et la plus radicale des institutions antipsychiatriques, a cessé d'exister en août 1971. Sa pratique, qui a attiré cinq cents patients dans des conditions plus que difficiles, ne sera pas étouffée par un procès.

Les textes qui composent ce livre sont extraits d'une documentation de quatre cent cinquante pages polycopiées éditée par les étudiants en médecine de Giessen. Une partie du produit de la vente sert à assurer la défense juridique des membres du S.P.K. emprisonnés. La sélection des textes pour l'édition française et la traduction ont été faites sous la responsabilité d'anciens membres du S.P.K.

vendredi 11 novembre 2011

« AU SECOURS ! On veut "assassiner" le Secteur ? QU'IL CRÈVE ! »

En réponse à l’article de M. G. Baillon « LA PSYCHIATRIE DE SECTEUR ‘CRIE’ : AU SECOURS ! »


« AU SECOURS ! On veut "assassiner" le Secteur ? QU'IL CRÈVE ! » PDF (SOURCE : GROUPE INFORMATION ASILES - GIA)

samedi 5 novembre 2011

« Antipsychiatrie : les enjeux éthiques », par Jean-Christophe Coffin

Introduction

Il pourrait apparaître inattendu que l’antipsychiatrie soit associée à la réflexion éthique ou, si l’on préfère, que l’on place dans une perspective commune les enjeux éthiques et l’antipsychiatrie. Le mot résonne plus comme un combat, souvent radical, mené par quelques psychiatres et qui paraît avoir reçu plus d’écho auprès de certains groupes de la société civile qu’au sein de la sphère médicale. Et au-delà de l’interprétation qui est donnée des différentes propositions formulées par les partisans de l’antipsychiatrie, le terme évoque une période de crise, de mise en cause des pratiques psychiatriques voire de la médecine en général. Enfin, le terme d’antipsychiatrie lui-même est largement contesté bien qu’il soit passé dans le langage courant à partir des années 1970.

L’antipsychiatrie traduit un ensemble d’événements dont il serait nécessaire de démêler les fils pour mieux en saisir le sens et la réalité des faits qui la composent. L’interprétation qui en est donnée est particulièrement contrastée. L’antipsychiatrie peut évoquer un courant d’idées représenté par des psychiatres qui refusaient la notion de maladie mentale ; on pourrait aussi mettre l’accent sur le fait que d’autres défendaient une psychiatrique alternative. Notre propos n’a pas pour objectif de trancher entre les différentes définitions ; il s’agit de présenter, parmi les nombreuses discussions et débats qui ont accompagné le mouvement antipsychiatrique, des thématiques qui relèvent plus particulièrement de la recherche en éthique. La critique de la psychiatrie de l’époque contient, de par les arguments que déploient les partisans de l’antipsychiatrie de même que par les objectifs qui sont les leurs, une dimension éthique. Il s’agira donc de saisir comment ces derniers entendent cet aspect et le rôle qu’ils détiennent dans un mouvement qui se caractérise naturellement par bien d’autres objectifs notamment plus ouvertement politiques. En aucun cas nous ne défendons l’idée que l’antipsychiatrie serait éthique dans son essence. Toutefois, force est de constater que la question de l’institution bonne a été posée et à travers le prisme de sa légitimité et du principe de justice. Quant à la question de la maladie mentale et de ses usages, plusieurs tenants de l’antipsychiatrie ont cherché peut-être moins à la nier que de tenter de nous convaincre que l’usage de certaines grilles de lecture favorisaient une vision négative de la maladie. A partir de cette dénonciation, ils se demandaient si la fonction du médecin était bien de constituer cet archipel de peurs et d’angoisses.

Les lignes qui suivent se focalisent sur le contexte de la psychiatrie italienne qui a connu à partir des années 1960 plusieurs types de transformations dont l’émergence de ce qu’on appelle le « courant anti-institutionnel », à travers notamment la figure de Franco Basaglia (1924-1980), expression souvent préférée à celui d’antipsychiatrie. La pluralité des acteurs de l’antipsychiatrie rend tout travail d’interprétation de son contenu et de son héritage délicat, voire réducteur. C’est pourquoi il nous a paru préférable de privilégier la situation italienne qui présente en elle-même une certaine hétérogénéité. En effet, la critique de la pratique psychiatrique se décline selon des registres différents au cours des années 1960 et varie en fonction des acteurs considérés. Là aussi la figure de Franco Basaglia sera privilégiée car il apparaît singulièrement comme un « éveilleur de conscience », pour reprendre l’expression de Christian Hervé.

L’antipsychiatrie italienne dans le contexte international

A partir des années 1960, les modalités de la prise en charge des malades relevant de la psychiatrie et le cadre juridique dans lequel elles sont effectuées, sont remises en cause par un certain nombre de représentants de la communauté psychiatrique en Italie et dans d’autres pays. Dans le pays de Dante, des médecins se rassemblent en fondant une association dont le but est de réformer la loi en vigueur (datant de 1904) et d’amorcer une évolution des pratiques de soin jugées obsolètes. Les pouvoirs publics ne marquent pas d’hostilité à cette aspiration au changement et les parlementaires se penchent sur la réforme de la loi. Celle-ci insistait sur le caractère dangereux de la maladie mentale et le texte ancien orientait la prise en charge dans une perspective plus carcérale que sanitaire. Le travail des parlementaires italiens aboutit à un toilettage plus qu’à une profonde réforme créant une certaine déception parmi les psychiatres les plus dynamiques et les plus critiques qui considéraient que la loi devait être certes améliorée, mais qu’une réponse juridique, aussi novatrice soit-elle, ne suffisait pas à prendre en compte la question du soin qui demeurait alors la question essentielle selon eux. C’est à ce même moment que le psychiatre Franco Basaglia intervient dans le débat en créant un mouvement dit anti-institutionnel, qui apparaît alors comme le pendant italien de l’antipsychiatrie anglaise qui s’est invitée sur le devant de la scène avec notamment le livre du psychiatre d’origine sud-africaine David Cooper (1931-1986) Psychiatry and Antipsychiatry (1967). De la même manière que ce dernier a entamé une profonde réorganisation de la prise en charge des schizophrènes dans l’établissement londonien où il officie, Franco Basaglia commence à introduire une nouvelle organisation au sein de l’hôpital psychiatrique de Gorizia, ville frontière avec ce qui s’appelle alors la République fédérale de Yougoslavie. Mais ce qui vient de le faire connaître, c’est un livre intitulé L’institution en négation, publié en 1968 auprès d’un des éditeurs les plus connus d’Italie, la maison turinoise, Einaudi. L’ouvrage est le compte rendu de l’activité exercée au sein de son hôpital. Toutefois, l’originalité de cette publication ne réside pas dans ce seul aspect descriptif, mais aussi dans l’architecture du livre et dans sa tonalité. D’une part, les malades y exposent les dialogues qu’ils ont menés en diverses circonstances et d’autre part, Basaglia et plusieurs membres de son équipe médicale accompagnent ces comptes rendus par des articles de réflexion. Le ton général de l’ouvrage est d’une grande énergie, souvent direct, refuse une certaine langue de bois du discours médical et enfin fait un descriptif de la situation asilaire italienne tout à fait sombre. En bref, l’ouvrage est un pavé dans la mare.

Franco Basaglia, docteur en médecine depuis 1949, a exercé comme enseignant de neuropsychiatrie tout au long des années 1950 auprès de la clinique des maladies mentales de la faculté de médecine de Padoue. Au cours de ces années, il ressent une insatisfaction croissante quant au contenu de l’enseignement qu’il doit dispenser et quant aux conceptions en vigueur au sein de sa faculté et, de manière plus générale, il marque un désaccord croissant avec les interprétations prévalentes au sein de la communauté psychiatrique. Par exemple, la séparation entre l’enseignement universitaire et la pratique hospitalière ne lui paraît pas une bonne chose. Mais plus grave, à ses yeux, il considère que la neurologie est trop dominante dans l’abord des maladies mentales et il ne partage pas l’idée que la psychiatrie se réduirait à l’étude de la pathologie du cortex. L’université italienne accueillait traditionnellement des psychiatres fortement marqués par la neurologie mais très peu formés à la psychopathologie. Enfin, l’organicisme dominant lui apparaît comme une position théorique facilitant une représentation réductrice du malade mental. Basaglia se tourne pendant ces mêmes années vers la lecture de nombreux auteurs, souvent philosophes, mais aussi de nombreux psychiatres, étrangers à la culture médicale italienne. Si cet apprentissage se révèle fondamental pour la formation de sa pensée et pour ce qu’il va mettre en action dans les années 1960, la carrière universitaire telle qu’elle se déroule alors lui paraît de plus en plus vaine. La transmission d’un savoir, essentiellement basé sur des catégories de lectures quasi immuables, lui apparaît peu convaincante. Le sentiment d’être marginal au sein de son propre contexte professionnel finit par le décider à entreprendre un tournant dans sa carrière : il choisit de devenir médecin chef dans un hôpital psychiatrique. Basaglia en est venu à considérer qu’il devait se confronter au malade interné et que cette rencontre lui permettrait de mieux saisir la réalité et la complexité de la maladie mentale.

Le travail éthique amorcé par Basaglia se fonde sur deux axes majeurs de réflexion constamment articulés à une mise en application. Le premier est de reconsidérer la question du colloque singulier de la relation entre le médecin et le malade. Le second est de donner une attention particulière au contexte dans lequel cette rencontre a lieu. Le patient demeure toujours au centre de la réflexion, non plus à travers le prisme d’un dialogue à deux, mais comme membre d’une communauté marginalisée dans un environnement donné, en l’occurrence celui de l’hôpital. C’est la dimension institutionnelle – l’hôpital – qui deviendra progressivement l’axe principal de la réflexion de Basaglia, le point de départ qui détermine en quelque sorte les autres éléments.

La rencontre avec la phénoménologie

C’est au cours des années 1950 que, devant son insatisfaction croissante, Basaglia se construit une sorte de programme de lecture, largement dédié à la phénoménologie. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, ce courant de pensée philosophique se répand au sein des cercles psychiatriques, mais selon des modalités différentes suivant les écoles psychiatriques et suivant les pays européens. En Italie, la phénoménologie reste toute à fait marginale. Basaglia a commencé son apprentissage en lisant les maîtres, Edmond Husserl (1859-1938) et Karl Jaspers (1883-1969). Le livre de ce dernier, Psychopathologie générale a été très apprécié par Basaglia qui a vécu la lecture de cet ouvrage comme un véritable tournant intellectuel. Il s’intéresse par la suite à des philosophes français tel que Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), auteur de Phénoménologie de la perception (1945). Il s’intéresse également à l’existentialisme tel que défini par Jean-Paul Sartre (1905-1980) dans son livre, L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique (1943). Il lit également les travaux du psychiatre Eugène Minkowski (1887-1972), auteur de plusieurs travaux sur les schizophrènes – dont son livre majeur Le Temps Vécu. Cet auteur a proposé une nouvelle approche et une nouvelle interprétation du schizophrène, figure clinique complexe par excellence. Au final, son apprentissage est éclectique et Basaglia maîtrise différentes facettes de la phénoménologie.

Il découvre dans ces lectures – qui vont le marquer et l’influencer– que la phénoménologie en psychiatrie propose une nouvelle méthode de compréhension du malade en atténuant le rapport d’extériorité qui caractérisait jusqu’alors la relation entre le psychiatre et le malade. Il note également que cette méthode permet de dépasser la simple identification des symptômes et de trouver dans quelle catégorie clinique on peut faire entrer le malade. Basaglia se reconnaît dans cette attitude qui revient à prendre en compte la subjectivité du malade, à instaurer l’écoute qui doit favoriser autant que possible la capacité de se représenter à soi même les expériences du malade. Il trouve dans la phénoménologie plusieurs des réponses à ses insatisfactions. Ainsi, la tentative de comprendre l’expérience intime du malade contribue à amoindrir la position d’extériorité du médecin dans sa relation au patient. Or cet aspect lui apparaît fondamental et source de nombreux développements prometteurs.

Basaglia imagine un acte thérapeutique en rupture avec la psychiatrie organiciste dominante en Italie dans les années 1950 et 1960. L’acte thérapeutique signifie prendre en compte le malade dans sa globalité car le trouble mental, s’il existe, frappe la personne différemment que si celle-ci est affectée par le dysfonctionnement d’un organe spécifique. Le soin n’est pas un retour vers un état de normalité que la prise en compte de la subjectivité du malade rend inatteignable et surtout rend ce concept mal posé. Le soin consiste, en l’occurrence, à créer les conditions les plus favorables possibles afin que la personne retrouve ses possibilités existentielles. Basaglia en vient à penser que la cause de la folie, souvent recherchée dans un dysfonctionnement cérébral ou organique, n’est pas l’élément essentiel de son activité. Déjà parce que la recherche des causes est un parcours semé d’embûches et d’échecs. Mais plus encore parce que l’intention n’est guère adéquate. Comprendre la nature de la folie peut se révéler un objectif nécessaire du point de vue de la connaissance scientifique mais, dans le cadre de la relation médecin-patient, cet objectif renforce l’idée du malade vu comme une chose. Il faut suspendre toute préconception pour prendre le malade en tant que tel et pour lui-même, et non pas pour ce qu’il est censé représenter, que ce soit un défi pour la science ou une nuisance pour la société. Basaglia propose donc de déplacer l’objectif de la rencontre avec le malade. Le psychiatre doit se demander quelle est la nature de cet éloignement de la réalité opéré par le malade. Il convient de saisir ce processus afin d’espérer entrer plus en relation avec le malade. Par cette attitude, le médecin peut capter les éléments subjectifs de la personne et ne plus se focaliser sur le constat d’une discordance profonde du malade qui entraîne un comportement discriminant de la part du médecin qui ne fait qu’ajouter au drame humain une violence supplémentaire. Puisque la notion d’incompréhensibilité, liée là aussi à la figure du schizophrène, bloque finalement toute action thérapeutique, il faut parvenir à la contourner voire à la dépasser. Basaglia constate que la recherche des causes de la schizophrénie ne modifie nullement les lignes d’exclusion dans lequel le jugement médical place le schizophrène et, de surcroît, cette catégorisation fait disparaître la personne ; celle-ci est entièrement ramenée à sa pathologie au nom d’une lecture marquée par l’idée d’une constitution de départ expliquant le tableau clinique.

Rechercher en revanche les causes de ce qui a rendu la personne si détachée de la réalité peut ouvrir de nouveaux horizons à la fois de compréhension et d’attitude à l’égard du patient. Au-delà du diagnostic, Basaglia découvre toute l’importance d’engager un rapport à l’autre qui soit bien plus que la rédaction d’un diagnostic. Ce sont ces différents éléments qu’il va progressivement prendre en compte et continuer de discuter dans une réflexion sur lui-même et sur sa pratique, attitude caractéristique de son parcours professionnel.

Phénoménologie et antipsychiatrie

L’influence phénoménologique est constatée à la fin des années 1950 parmi de nombreux psychiatres de différents pays qui n’avaient pas nécessairement grand chose en commun, si ce n’est probablement une vive insatisfaction devant leur discipline et la conviction d’une psychiatrie face à de nombreuses impasses conceptuelles. La plupart des psychiatres, associés au cours des années 1960 au mouvement antipsychiatrique, ont affiché un intérêt soutenu pour la phénoménologie. L’exemple le plus frappant est celui du psychiatre écossais Ronald Laing (1927-1989). Ce dernier fut un lecteur intéressé de Sartre et exprima un vif accord avec l’existentialisme. Dans son livre le Moi divisé paru en 1959 (et traduit en français en 1970), Laing défend l’idée que le psychotique est intelligible et que la mise en place d’une sorte de ligne infranchissable entre lui et le médecin, ce dernier étant incapable de comprendre et même de saisir le délire psychotique, constitue une manière inacceptable de renoncement de la part du psychiatre. A la fois Laing conteste cet a priori du psychiatre et à la fois il cherche à montrer que la psychopathologie de son époque repousse par ses catégories et ses étiquettes le malade plus qu’il n’en permet la compréhension. Laing adresse une position critique à l’égard de la pratique psychiatrique courante, se réclame d’une capacité de compréhension du malade car rien ne saurait s’y opposer fondamentalement et enfin exprime une radicalité sous-jacente qui servira d’instrument dans la critique généralisée du pouvoir psychiatrique développée à la fin des années 1960. L’ouvrage de Laing eut une grande importance pour le mouvement antipsychiatrique devenant un manifeste de ce dernier.

Il y a un lien indubitable entre la phénoménologie et les représentants de ceux qui vont être labellisés antipsychiatres. Mais cette rencontre comporte plusieurs dimensions, en partie contradictoires ; en d’autres termes, l’intégration de la phénoménologie fonde une tension profonde parmi certains représentants de cette génération d’après guerre. Cela est singulièrement illustré par Basaglia. La phénoménologie accélère la distanciation qu’il prend face à son métier et à sa fonction et lui procure les moyens d’une réflexivité qu’il ne va plus jamais cesser de mener. C’est au cours de ce croisement, de cette rencontre que s’est manifestée une vive interrogation éthique. Il y a donc eu, pour les tenants d’une critique radicale de la psychiatrie, une première phase qui a consisté à refonder les moyens conceptuels de la discipline en s’appuyant notamment sur la phénoménologie ; mais le regard critique sur le savoir médical encore marqué par des hypothèses issues du XIXe siècle déstabilise trop la fonction même du psychiatre pour Basaglia et d’autres pour qu’ils puissent continuer leur métier paisiblement. Il y a donc une seconde phase qui correspond aux années au cours desquelles Basaglia va mettre activement en pratique sa révolution intérieure si on peut dire et choisir de poursuivre le travail de déstabilisation du savoir psychiatrique et du rôle du médecin au sein du corps social.

Crise du savoir médical et impératif moral

Avant d’entrer dans une pratique psychiatrique nouvelle, Basaglia a ressenti la nécessité de travailler les outils conceptuels de sa discipline. C’est au cours de cet apprentissage qu’il conclut au classicisme de ce qu’on lui a appris et de ce qu’il continue d’enseigner comme assistant à l’université en Vénétie. Il le ressent surtout comme un conservatisme doublé d’un désintérêt pour le malade. Le temps passé au sein d’une clinique universitaire lui a permis de comprendre combien ces lieux d’enseignements s’éloignaient des malades. Ce constat aboutit à un mélange de recherches de voies nouvelles et à un sentiment de colère et de révolte. C’est donc à la fois par l’esprit et dans sa chair qu’il a refusé le métier pour lequel il a été formé et qu’il tente d’en construire un autre, c’est-à-dire inventer une autre manière d’être psychiatre. C’est à travers ce moment que prend forme la dimension éthique de son itinéraire. Son travail va s’exercer sous un double impératif, celui de la dénonciation et de la morale. Il faut ici entendre le terme dans le sens d’une exigence d’être soi-même et de construire un personnage qui ne soit plus celui du psychiatre de la génération de ses maîtres. Par conséquent, il ne s’agit pas d’une morale au sens d’une obligation de règles à respecter au nom de valeurs qui nous transcenderaient. La dimension éthique réside de manière paradoxale dans le refus de cette configuration. C’est bien parce que ce travail de sape de la morale n’a pas été mené que la situation des malades est immorale, attestée notamment par la discordance entre les objectifs et la réalité des pratiques qu’il découvre. La conviction qu’il y a une urgence ne va cesser de prendre de l’ampleur au fur et à mesure qu’il va découvrir les différentes facettes de la réalité asilaire d’une part et prendre conscience de la solitude profonde du malade d’autre part.

Son interrogation éthique est, au demeurant, une interrogation douloureuse puisqu’il y a la prise de conscience de l’existence d’une psychiatrie qui serait selon Basaglia dans une impasse à la fois au niveau théorique et au niveau pratique. Le constat n’est évidemment pas facile à entendre et à accepter. Mais il va tenter à la fois de dire pourquoi il est progressivement parvenu à ce constat et ensuite élaborer des solutions à cette crise profonde de la psychiatrie qu’il ressent.

La mise entre parenthèses de la phénoménologie

Le premier stade de cette nouvelle étape critique est de considérer que l’approche phénoménologique n’est plus suffisante pour permettre des réponses adéquates à ses nouveaux impératifs. Il continue de penser que la phénoménologie a modifié la nature de la relation du médecin vers le patient et ce que cet acquis est loin d’être mince. Toutefois la quête d’objectivité manifestée par les phénoménologues ou par ceux qui s’inspirent en psychiatrie de la phénoménologie, ne se distingue pas suffisamment du savoir positif tel qu’il s’est constitué au XIXe siècle et qui a abouti en psychiatrie à ne voir dans le malade qu’une adition de symptômes à ranger dans des catégories de moins en moins pertinentes. La phénoménologie ne discute pas réellement – ou insuffisamment – les hypothèses qui structurent le savoir psychiatrique et ne les voit pas comme des présupposés. Par exemple, Basaglia juge que la phénoménologie repose trop sur le rationalisme de son discours sans suffisamment le questionner ; or il suppute qu’il y a derrière la crise de la psychiatrie une crise de la raison médicale. En conséquence, la position phénoménologique maintient le psychiatre dans une supériorité par rapport au patient, ce qui l’amène à conclure que la relation n’est, au fond, pas suffisamment modifiée. Même si la phénoménologie aide le psychiatre à organiser l’écoute du patient et à prendre en compte son vécu, il demeure dans une position d’éloignement. La relation demeure inégale car d’un côté réside le savoir toujours maîtrisé, exprimé avec des mots choisis tandis que de l’autre la prise de parole du patient est hésitante, aléatoire, insolite. Cette incapacité à modifier profondément l’autorité médicale dans le dialogue avec le patient vient du poids toujours acquis par la science médicale au sein des représentations collectives et du pouvoir que cette situation lui confère et que Basaglia va de plus en plus dénoncer car il estime que le corps médical s’en sert abusivement. Ce dernier se refuse de se demander d’où vient son savoir médical et surtout comment s’est-il construit et à quelles fins est-il utilisé ? Autant de questions toujours contournées selon Basaglia et il ne se résout plus à cette attitude.

Le psychiatre, acteur politique

Dans un premier temps, il considère que cette sorte d’insouciance n’est plus tenable car c’est précisément la non discussion des cadres de lecture de la maladie mentale qui a amené l’état de déshérence des hôpitaux psychiatriques et qui a ruiné progressivement la relation entre le médecin et le malade. Une relation qui est devenue plutôt un rapport de force inégal plutôt que l’échange entre deux personnes dont l’une est dans une souffrance. Cette dernière ne peut être négligée car intégrer la souffrance de l’autre est une obligation morale mais contribue également à l’effacement du sentiment d’étrangeté que provoque le malade mental puisque la souffrance renvoie notre humanité à chacun d’entre nous. Le sentiment d’étrangeté face au patient n’est pas la position correcte du psychiatre puisque c’est dans l’altérité que se fonde son code d’honneur, sa mission. La reconstruction d’une connaissance critique des pratiques médicales lui apparaît tout à fait nécessaire et doit emprunter des chemins différents de ceux utilisés précédemment, sous peine d’aboutir à un savoir plat, sans dimension épistémologique et garantissant une position sociale illégitime. Cet impératif résultait d’un constat formulé par Basaglia de manière souvent lapidaire : les psychiatres avaient renoncé à leur métier. Ils étaient devenus les gardiens d’un temple bien délabré par le temps. Et ils veillaient sur leurs prérogatives avec autant de jalousie que de certitudes qui n’étaient en fait que des préjugés. On assistait à une psychiatrie dont les représentants déployaient moult catégories dont la principale fonction était de stigmatiser différentes catégories de population. La psychiatrie devenait un savoir plein de faux semblants et une machine à produire de la norme.

L’attaque était sévère et a été traditionnellement ressentie comme une dénonciation de la science. En fait Basaglia ne partageait pas les idées des tenants de la table rase, défendues par un certain gauchisme intellectuel. Il estimait qu’il fallait se débarrasser du savoir scientifique dès lors que celui-ci était utilisé pour asseoir des considérations sociales et pour accréditer des normes sociales. Il avait conscience que le savoir médical avait et aurait toujours des conséquences sociales fortes. C’est pourquoi il appelait de ses voeux ce qu’il nommait un savoir théorico-pratique. Cette analyse fut menée par Basaglia en s’appuyant sur certains concepts phare du marxisme ; mais de dimension intellectuelle, plutôt affranchi des contingences et des stratégies politiques telles que pouvaient les élaborer le parti communiste, Basaglia s’intéressait aux idées du philosophe d’inspiration marxiste Antonio Gramsci (1891-1937) dont les idées furent popularisées dans les années 1960. C’est en tout cas à cette occasion que Basaglia oriente son travail de déconstruction du savoir psychiatrique en utilisant des notions empruntées à la philosophie politique pour souligner que la psychiatrie est politique. Il employa fréquemment le terme d’idéologie dont il fit un usage tout à fait important. Le terme a aujourd’hui une définition à la fois vague et péjorative qui requiert de retracer le sens retenu par Basaglia et les motivations qui sont les siennes quant à cet usage. Il s’inspire à la fois du sens premier, celui défini en son temps par Karl Marx qui parlait alors de fausse conscience, et il s’accorde également pour penser que le psychiatre est ce que Gramsci appelle un intellectuel hégémonique, ce qui lui confère un pouvoir social et un rôle politique dont il doit se départir. Dans le cas présent, en effet, le psychiatre est une sorte de commis des d’institutions sanitaires soumises à un appareil d’Etat réprimant et stigmatisant. Le psychiatre ne peut s’affranchir d’un dispositif de vérité sans remettre en question cette équation entre savoir et pouvoir qui le constitue. Il doit pour cela commencer à reconnaître que la neutralité du psychiatre n’existe pas.

Après avoir malmené la position du psychiatre dans la relation médecin patient, Basaglia opère la même approche au niveau du statut du psychiatre et de la relation qu’il entretient avec le corps social et tente d’évaluer le rôle que la société (les institutions politiques) accorde au psychiatre. La lecture de Sartre lui a été ici aussi profitable. De la même manière que le patient ne doit pas accepter la relation de dépendance au psychiatre dans leur dialogue singulier, le malade mental doit réacquérir les moyens de son affirmation politique, de reprendre en quelque sorte les droits civiques qui sont les siens et qui lui ont été arrachés du fait de sa condition d’interné. Ce double raisonnement est constitué à partir de la notion de liberté. Celle-ci est en effet un fil directeur tout à fait fondamental de l’interrogation philosophique de Basaglia et représente à ce titre un concept phare de son oeuvre. C’est en ce sens que ses orientations politiques et théoriques l’ont rendu indépendant du parti communiste. Se réapproprier sa liberté dans le dialogue médecin-patient témoigne de la volonté de pouvoir se reconstituer soi-même. C’est pourquoi, tant que ce dialogue se joue dans un cadre paternaliste ou d’autorité, le malade est voué à l’échec et à rester dans la condition qui l’a amené face au médecin.

Au niveau social, le psychiatre doit se demander quelle liberté il invoque. Son statut d’individu bien portant et doué de raison ne doit pas être suffisant pour imposer à celui dit malade ce statut précisément, sous peine, s’il fait l’économie de cette réflexion, de manquer la dimension éthique de sa fonction. D’une certaine manière Basaglia invite son homologue à faire un travail sur lui-même, à la fois au niveau personnel mais aussi au niveau social. Les représentations mobilisées par le savoir médical doivent être constamment interpellées afin de débusquer les faux semblants qu’elles véhiculent. Mais ce travail d’interrogation de type épistémologique doit s’accompagner de la mise à nue du concept de liberté pour soi. De la même manière que Basaglia s’éloigne de plus en plus de la notion d’intentionnalité, chère à la phénoménologie, il considère, reprenant ici les propos de Karl Manheim, que notre conviction d’être libre et affranchi de préjugés n’est pas recevable en tant que telle. C’est là précisément ce qu’il appelle les fausses consciences. Puisque le psychiatre a le pouvoir et le droit de dire que la raison est altérée chez un individu, il lui faut face à ce pouvoir énorme s’interroger sur lui-même. Non pas dans la crainte d’apparaître plus malade que celui déclaré comme tel, mais pour saisir et comprendre les modalités d’un tel jugement. Le diagnostic est trop porteur de conséquences pour ne pas devoir obéir à des procédures spécifiques et à une mise en cause critique.

Une psychiatrie d’engagement

Insister sur la nature politique de la psychiatrie et par là définir une responsabilité nouvelle du psychiatre au sein de la société moderne, élargit l’horizon de sa mission et fournit une nouvelle vision des savoirs scientifiques en articulation avec le monde social. C’est pourquoi Basaglia considère que le psychiatre ne doit pas se cantonner à une figure de technicien d’un savoir spécifique. Cette stature permet trop souvent de se maintenir – pour ne pas dire se réfugier – derrière une neutralité scientifique à laquelle il ne croit guère, mais surtout qui ne lui convient pas car elle lui apparaît de plus en plus problématique en tant que telle. Elle « empêche » le psychiatre d’atteindre une position éthique. Il observe que ce savoir est employé à des fins contraires, voire à des fins violentes, puisqu’il est utilisé pour officialiser en quelque sorte des politiques de discriminations à l’égard des individus. Il convient de décortiquer les mécanismes mis en œuvre et de ne pas hésiter à descendre dans l’espace public pour devenir un protagoniste du politique. Pour opérer une telle évolution, Basaglia prend exemple sur la notion d’engagement formulé notamment par Jean-Paul Sartre.

La radicalité de certains de ses propos est plus le fruit d’une douleur doublée d’une grande colère produite par ce qu’il a rencontré dans son existence que le besoin de joutes intellectuelles abstraites. Son but n’est pas de démonter sur un plan théorique la faiblesse d’entités abstraites construites parallèlement à une analyse des réalités sociales. Basaglia ne cherche pas à remplacer une théorie des faits mentaux par une autre théorie concoctée par lui. Il demeure et revendique d’être un praticien passionné de la mise en application d’outils conceptuels pour transformer la réalité sociale. C’est précisément cet élan pour la construction des théories sur l’humain qui recèle toutes les dérives qu’il dénonce et pour lesquelles il s’engage sur tous les fronts à partir de la fin des années 1960.

La pratique du réel

A l’origine de ce tournant politique qui va marquer sa carrière de médecin, il y a sa rencontre concrète avec la réalité asilaire qu’il maîtrisait mal jusqu’à ce qu’il prenne ses fonctions à l’hôpital de Gorizia. Lorsqu’en 1961, Basaglia pénètre dans l’hôpital psychiatrique dont il a désormais la charge, il est frappé par l’odeur fétide qui règne dans les pavillons, odeur qu’il compare à celle prévalant dans les cellules de prisons d’un autre temps. La dimension carcérale lui apparaît d’autant plus à l’esprit qu’il se remémore ses propres conditions de détention suite à son arrestation par les fascistes italiens en 1944 lorsque l’Italie était en proie à une guerre civile larvée. En outre, il prend conscience des situations de vie dans lesquelles les internés évoluent au sein de l’hôpital. Il ressent leurs conditions de vie douloureuse et affirme qu’ils sont humiliés, oubliés par le personnel et au final privés de leur humanité. Basaglia n’aura de cesse de donner la parole aux malades par la suite et son livre L’institution en négation évoque des cas précis d’humiliation scandant la vie du malade interné. Il n’a pas de mots assez durs pour dénoncer cet état de fait. Mais Basaglia pense rapidement que son travail n’a pas à se limiter à ce simple témoignage d’une situation inacceptable. Il estime que celle-ci n’est pas fondamentalement liée à l’hôpital dont il a la charge. Il prend la peine de fournir des exemples à partir de celui-ci car c’est de cette réalité qu’il part. Il est vrai aussi que cet hôpital, implanté sur un territoire pauvre et largement exposé, de par sa situation géographique, aux tensions politiques non encore résolues depuis la division de l’Europe en deux blocs, est le « laissez pour compte » des préoccupations publiques. Cependant, au-delà d’une particularité locale, il considère que ce qu’il a découvert à Gorizia est la norme de l’hôpital psychiatrique. Dès lors, il faut travailler sur la remise en cause de l’institution psychiatrique et ne pas se cantonner à une approche locale d’un problème nettement plus large. Ce que révèle Gorizia est d’ordre structurel et non d’ordre conjoncturel. Gorizia, comme les autres établissements psychiatriques italiens, sont le résultat d’une raison scientifique issue du positivisme médical et qui a inventé l’asile pour mieux exclure une maladie que la raison et le progrès hérités du XIXe siècle ont stigmatisé.

Le dépassement de l’institution

Si la phénoménologie lui a servi pour prendre conscience que la psychiatrie des symptômes et des classifications n’était pas une fin en soi, le travail politique qu’il effectue par la suite va porter toute son attention sur l’institution psychiatrique et plus généralement sur l’institution. Il entend par ce terme l’ensemble des dispositifs et des normes mobilisés par le savoir psychiatrique. Et il considère que ce type de dispositif composite est vecteur de violence, ce qui pose à partir d’un certain point la question de sa légitimité. C’est la mise en relief des contradictions de l’institution ce qu’il appelle l’institution en négation, expression qui a donné lieu au livre collectif déjà mentionné – traduit en français en 1970.

C’est à l’occasion de la rédaction de cet ouvrage qu’il commet un chapitre intitulé « Les institutions de violence », dénommant ainsi l’institution psychiatrique. Le livre est réalisé pour mettre en lumière les contradictions fondamentales de l’hôpital psychiatrique. Il s’agit de mettre en exergue tout ce qui va à l’encontre de ce que devrait être l’institution. Or il en vient à penser que l’institution n’est pas instituée pour le soin mais pour anticiper les risques liés au malade mental. C’est parce que la notion de dangerosité est trop fréquemment liée au malade mental que l’institution est édifiée. Or c’est là, pour Basaglia, une sorte de péché originel dont l’institution ne s’est jamais affranchie car son personnel médical croit au danger du malade. C’est l’anxiété du corps médical, voire du corps social dans sa globalité, qui définit les raisons de l’internement du malade. Il a constaté que l’asile abritait toute une population d’individus affaiblis socialement ou marginaux sociaux et il estime que ce résultat n’est pas le fruit du hasard. La stigmatisation sociale est l’enjeu de l’internement et non pas l’illustration de la volonté de soigner. Et quand bien même celle-ci ne serait pas totalement abolie, le diagnostic psychiatrique recoupe trop souvent un diagnostic qui emprunte aux normes sociales de l’époque – plutôt qu’à une investigation psychopathologique. La charge est, on le constate, violente et dévastatrice. En outre, prononcé avec les termes d’un langage puisant dans le marxisme, le discours de Basaglia a été inévitablement pris comme une charge exclusive et partiale contre la société occidentale et le modèle politique et économique de l’Europe de l’Ouest de l’époque. L’institution en négation, paru en 1968 s’est, en outre, retrouvé au milieu de l’agitation sociale que l’Italie n’avait plus connue depuis la chute du fascisme. Le livre a donc été utilisé comme un emblème pour porter la contestation contre le pouvoir politique en général et a été utilisé comme instrument pour réclamer des droits pour celles et ceux qui étaient jusque là des sans paroles, ce que leurs auteurs n’avaient pas naturellement imaginé. Ce télescopage avec l’actualité politique et sociale la plus immédiate et, en outre, son engagement nettement à gauche, ont durablement marqué les esprits et font de Basaglia l’épigone d’une radicalité aussi inattendue qu’inadéquate au sein d’un milieu médical qui n’était pas habitué à de tels propos et à de telles manifestations publiques. Toutefois, Basaglia n’est pas devenu un acteur de la politique au sens classique, mais a continué son cheminement politique au sens où il a imaginé une organisation des soins dont le but primordial était l’éradication des phénomènes de contradiction dont il offrait une analyse. Il n’était d’ailleurs pas le seul à établir des constats critiques à l’égard de l’hôpital psychiatrique. Quelques dix ans plus tôt, en France, par exemple, des psychiatres avaient pointé du doigt les éléments d’exclusion et de stigmatisation à l’oeuvre au sein de ces espaces clos. Certains avaient même pu dire que le soin aux personnes était une illusion si on ne prenait pas la peine de soigner l’hôpital auparavant. Basaglia reprend cette analyse mais va plus loin encore dans la critique. L’hôpital psychiatrique est un lieu qui aggrave la maladie par tout un ensemble d’effets pathogènes mais, en outre, la discrimination s’articule à une stigmatisation sociale profonde que l’hôpital révèle en plein jour. Ce sont les pauvres, les marginaux qui sont placés en premier dans cet univers et par conséquent l’hôpital devient l’instrument de marginalisation de certaines catégories de la population. Le savoir psychiatrique se fait alors complice d’un objectif qui ne devrait pas être le sien. C’est l’exemple même selon lui d’un savoir qui se déploie sur les individus pour les terrasser et étouffer leurs subjectivités. Le code interprétatif constitué pour dire la folie étouffe le malade. La critique est frontale mais elle ne traduit pas la seule volonté de jouer sur le registre de la radicalité ou de la protestation pour la protestation, dans un contexte politique qui était pourtant, au tournant des années 1970, largement soumis à cette « force centrifuge ». Au refus de ses collègues de reconnaître que leur diagnostic est politique, Basaglia oppose une attitude revenant à utiliser le politique pour démontrer que les catégories cliniques ne sont pas indépendantes des normes sociales. Il en vient à penser que l’opposition entre le normal et le pathologique est basée sur des mécanismes politiques et sociaux qui fait de l’interné un double exclu : de la polis tout comme de la santé ou même d’un droit à la subjectivité, ce qui signifie d’un droit à être humain. La dénonciation de ce constat et des psychiatres est bruyante et de là viendra cette notion, en partie, d’antipsychiatrie.

Après l’hôpital psychiatrique

Basaglia n’en conclut pourtant pas à la nécessité d’un programme d’hostilité à l’égard de sa profession pour résoudre les constats auxquels il est amené. Il estime qu’il faut replacer la question de la liberté au centre du dispositif d’intervention du psychiatre. Cela revient à travailler sur deux orientations majeures : le dépassement de l’hôpital psychiatrique et l’inscription du patient dans un nouvel univers social ; et pour réussir ce double objectif il convient de réfléchir à la notion de liberté, tout comme à celle, dans une moindre mesure, d’intentionnalité et aux modalités de construction de soi dans un rapport au monde et dans une relation à soi-même. Les lectures phénoménologiques reprennent de la vigueur dans le programme technique et politique qu’il se donne pour mission de constituer à partir du début des années 1970. Cette articulation est tout à fait essentielle. Il pense, en effet, que la destruction de l’hôpital ne peut précisément pas être le simple acte de disparition d’un lieu mais qu’il faut qu’autre chose soit pensée en parallèle. Peut-être parce que la nature a horreur du vide, mais surtout parce que la liberté ne se décrète pas selon une vision abstraite. Et enfin parce que celle-ci est un des aspects problématiques pour le patient tout comme pour le médecin puisque la liberté à laquelle aspire le malade n’est pas celle que conçoit jusqu’à présent le médecin. D’une certaine manière la subjectivité du patient se télescope à la décision du médecin dont une des responsabilités est bien d’accorder ou de refuser la liberté au patient. C’est pourquoi cette notion est selon Basaglia aussi fondamentale car le dispositif de soins est organisé autour de celle-ci. L’expérience du vécu du patient est en prendre en compte non pas tant pour interpréter le délire comme le suggèrent les psychiatres phénoménologues mais parce qu’elle représente la première étape pour explorer son rapport à la liberté. Ce travail doit se faire avant même la disparition de la structure dans lequel se trouve le patient. C’est d’ailleurs un défi puisque la structure est précisément contraire à la mise en place de ce processus.

La question de la liberté du patient s’inscrit dans la réflexion antipsychiatrique et prend une tonalité particulière dans l’univers de la psychiatrie italienne à travers l’inspiration de Franco Basaglia. Cette notion n’est pas absente dans la vision qu’il donne du médecin. En effet, la liberté de ce dernier ne doit pas être interprétée comme la possibilité pour le médecin de décliner son rapport à l’autre à travers aussi bien les catégories de l’autorité ou du paternalisme. Cette liberté doit s’articuler à la notion de responsabilité dont Basaglia a une vision exigeante et qui ne se limite pas à la seule conception juridique. Il insiste notamment sur la responsabilité du psychiatre face au savoir dont il dispose et dont il se sert. Les décisions médicales, pour autant qu’elles s’articulent à un savoir légitime, n’ont pas à faire l’économie de la prise en compte de leurs effets sur les patients et sur la prise en charge. Il n’est pas acceptable que le médecin ne prenne pas en compte cet aspect dans la construction de son savoir. D’autant que l’inscription de ses actes dans le registre du savoir s’articule à la fonction de pouvoir qui est la sienne. La vraie liberté du médecin est celle qui revient à construire un comportement qui dépasse l’écran mis habituellement entre lui et son patient afin de se protéger de celui-ci. Au final, la liberté est une notion centrale et un instrument décisif de la reconfiguration des relations entre la fonction médicale et le patient qui doit se mettre en place. L’altération dont le malade est victime est à mettre en parallèle avec l’altération dont le médecin est sujet, parfois à son corps défendant. Pour se rapprocher, chacun doit entamer un travail sur soi et vers l’autre.

Vers une conclusion

L’accent a été mis sur le psychiatre Franco Basaglia car il est apparu nécessaire de saisir au-delà d’un terme contesté, l’antipsychiatrie, un parcours intellectuel et une éthique professionnelle, sans trop tenir compte de savoir si cette figure de la critique de la psychiatrie devait être dénommé antipsychiatre ou pas. Le mot n’avait pas été créé par lui et probablement il n’était pas fait pour lui. Le mouvement antipsychiatrique demeure bien trop composite pour qu’on trouve une unité à travers les différents itinéraires individuels qui le compose et à travers les diverses contributions intellectuelles qui se sont développées en son sein ou en parallèle.

Par cet exemple, nous espérons avoir montré que la recherche en éthique se nourrit de l’approche socio-historique afin de faire de celle-ci une recherche qui ne soit pas désincarnée et en dehors en quelque sorte du réel dès lors qu’elle a la volonté de ne pas s’arrêter sur la seule étude des concepts et des notions qui concourent aux différentes conceptions de l’éthique dans la philosophie occidentale. Ce champ d’études est évidemment légitime et nécessaire mais ne saurait à lui seul incarner la recherche en éthique. Ce travail s’est largement appuyé sur le parcours d’un homme, et à ce titre, il faut savoir garder à ce récit son caractère narratif, ne pas chercher à tout prix à forger une modélisation du psychiatre-antipsychiatre et ne pas en conclure qu’il faille passer par la critique radicale de la psychiatrie pour être un psychiatre éthicien. Ce qui doit être retenu des analyses de Franco Basaglia, c’est leur profonde actualité alors même qu’elles ont été formulées dans un contexte historique – celui des années 60 – caractérisé par l’émergence de nouveaux droits démocratiques et par une transformation politique et sociale jamais égalée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Leur force est de nous interpeller encore aujourd’hui, même si elles ne sont pas totalement affranchies d’une chronologie et d’un contexte national donné. Les relations entre le savoir et le pouvoir, les liens entre folie et exclusion sociale, la complexité du noeud maladie mentale et stigmatisation sociale, le rôle du médecin dans l’espace public, sa responsabilité face à des choix politiques sont autant de thématiques qui ont passionné Basaglia et pour lesquelles il a tenté de donner des réponses. Celles-ci sont inscrites à jamais dans un contexte et à ce titre appartiennent à l’histoire. Néanmoins, il ne faudrait pas en conclure qu’elles en sont pour autant dépassées.

Il ne s’agissait pas d’émettre un jugement sur le contenu des réflexions de Basaglia et sur les manières d’entendre son métier, mais de retracer les cheminements par lesquels il a ressenti l’urgence de se jeter dans la réflexion et l’action. Il n’est pas vrai, disait-il en 1979, que le psychiatre a deux possibilités, l’une comme citoyen et l’autre comme psychiatre. Il n’en a qu’une : celle d’être un homme.

Mai 2007

Bibliographie

Basaglia Franco, Scritti, Turin, Einaudi, 2 vol., 1982.
Colucci Mario & Di Vittorio Pierangelo, Franco Basaglia, portrait d’un psychiatre intempestif, Toulouse, Erès, 2005
Scheper-Hughes Nancy & Lovell Anne M., « Breaking the circuit of social control : lessons in public psychiatry from Italy and Franco Basaglia », Social sciences and medicine, vol. 23, n°2, 1986, 159-178.

« ONZE FOIS MALADIE », par Front des Patients

Thèses et Principes

1. Maladie est condition et résultat des rapports de production capitalistes.

2. Maladie est la force productive pour le capital en tant que condition de rapports de production capitalistes.

3. Maladie est, en tant que résultat des rapports de production capitalistes, sous sa forme développée de protestation de la vie contre le capital, la force productive révolutionnaire pour les hommes.

4. Maladie est seule forme possible de "vie" sous le capitalisme.

5. Maladie et capital sont identiques: à mesure que s'accumule le capital mort - accumulation qui va de pair avec l'anéantissement du travail humain, soi-disant destruction du capital humaine - augmente l'intensité et l'étendue de la maladie.

6. Les rapports de production capitalistes impliquent la transformation du travail vivant en matériaux morts (marchandise, capital). La maladie est expression de ce processus en perpétuelle extension.

7. En tant que chômage dissimulé et sous la forme des charges sociales, la maladie est le tampon des crises dans le iatro-capitalisme.

8. La maladie sous forme non-développée, c'est-à-dire l'inhibition, est la prison intérieure de l'individu.

9. Si on retire aux instances de l'appareil de Santé, l'administration, l'exploitation et la garde de la maladie, et si celle-ci prend la forme de la résistance collective des patients, l'Etat doit alors intervenir et remplacer l'absence de prison intérieure des patients par de "véritables" prisons extérieures.

10. L'appareil de Santé peut manipuler la maladie à la seule condition que le patient n'ait aucun droit.

11. La Santé est une chimère biologico-nazi qui a pour fonction, dans la tête des abrutisseurs et des abrutis de ce monde, de dissimuler la condition et la fonction sociale de la maladie.

30.05.2010

« AH! TU TRAVAILLES DANS UN H.P.! », par Edith M.

« Ah ! tu travailles dans un hôpital psychiatrique ! »

Depuis un an, je suis stagiaire dans un hôpital psychiatrique. Ça m'est arrivé comme ça, une envie d'y travailler.

J'étais passée un jour, il y a quelques années, par la moulinette psychiatrique et sans doute, grâce à la fois à des gens pas trop bornés et à ma propre envie et volonté d'être, je ne m'en étais pas trop mal sortie.

Mais avec une vague et curieuse envie d'être après de l'autre côté, celui qu'on dit soignant. Cette envie s'alimentait de mon désir de connaître et d'aimer les autres et d'un je ne sais quoi pas défini ni définissable qu'est la fascination qu'exerce sur beaucoup la maladie mentale, comme quelque chose qui vous angoisse parce qu'à la fois inconnue et si proche.

Donc j'y suis, et il se passe depuis dans ma vie des choses curieuses.

Je rencontre des amis :

—  Qu'est-ce que tu fais de beau maintenant ?

—  Je travaille dans un H. P.

 Oh ! (petit frisson d'horreur ou d'autre chose). Avec les  fous!... Ils sont comment, ils ont des crises, ils bavent, etc. ?

Je me fais draguer :

—  Qu'est-ce que vous faites de beau dans la vie, ma jolie ?

Même réponse : l'H. P., le petit frisson d'horreur, les questions, la suite classique de toutes les idées toutes faites sur les « fous ».

Au début, je répondais que ça n'était que rarement dangereux, j'expliquais que le « fou », ça n'est pas l'entonnoir sur la tête, pas Napoléon (enfin rarement) ; avec indignation, j'essayais de convaincre.

Puis, je suis passée à l'ironie, excédée par la monotonie des questions et des idées reçues : « Mais oui, ils sont dangereux, ils sont dans des cages, on leur donne à manger au bout d'une pique, c'est le zoo, quoi ! »

Piqués par l'ironie, certains réagissaient et acceptaient ensuite une autre vision de la maladie mentale, et je répondais aux question qui venaient à la suite.

Au bout de quelques-unes, on se rendait vite compte qu'à la source les gens sont tous pareils, mais que la vie, la famille, les échecs, le boulot, les traumatismes... Venaient les questions sur la sortie : « Ils sortent, oui, mais ils reviennent vite, trop vite. »

C'est en expliquant pourquoi ils revenaient si vite que j'ai compris l'inutilité de revendications telles que : « Il faut plus d'infirmiers, plus de lits, plus de secteurs. » On peut toujours « soigner » du mieux que le système vous le permet, si, à la sortie, notre « malade » retrouve la même vie, les mêmes frustrations, les mêmes pressions sociales, et j'en passe, il reviendra encore et encore. Et il finira même par ne plus en sortir. Ça s'est imposé à moi, cette idée que, si on ne changeait pas la vie, la société, le travail, il faudrait bientôt mettre à l'hôpital de plus en plus de gens.

J'ai aussi rencontré de braves gens qui pensaient : « Tout ça, c'est des faibles, ça coûte à la société, ils sont inutiles... ».

Et je voyais poindre dans leurs yeux, à ces braves gens, des lueurs de meurtre au nom de l'économie, de la rentabilité...

Il y en a même qui, au bout d'un moment, voulaient tuer pêle-mêle les fous, les jeunes délinquants voleurs de voitures ou de mobylettes, les vieux qui déraillent, les asociaux, etc.

Donc les déchets, les marginaux, ceux qui ne produisent pas ou plus, ceux qui coûtent... Si, dans leurs têtes de braves gens, ils associent tout ce monde, est-ce un hasard ? Est-ce un hasard si tous ceux-là en sont là pour la même raison, « la vie » qui use, brime, détruit, ronge, étouffe, rejette ceux qu'elle a bien pressurés, la belle vie en vérité !

D'ailleurs, si ces braves gens les rejettent et ont peur de la maladie mentale (au point de ne pas vouloir, absolument, entrer dans un hôpital psychiatrique, même pour visiter, comme si ça s'attrapait...), c'est qu'ils voient là une image familière presque identique à eux, mais déformée, étirée, et que ce reflet déformé leur fait peur.

L'hôpital psychiatrique, c'est la reproduction caricaturale de la société, on y retrouve le résultat de toutes les tares de notre société capitaliste et bourgeoise, et plus j'y pense, à tous ces « déchets », plus j'ai l'impression de faire un boulot d'éboueur, de vidangeur, quand je ne colmate pas des brèches pour que ce qui reste d'utilisable ne s'échappe pas.

Je croyais être sortie d'affaire personnellement et plus j'y suis, plus j'y travaille et plus je sens que la frontière entre la santé et la maladie mentale est ténue, fragile ; et plus j'ai le sentiment que tous nous passons notre vie sur un corde raide, seuls le plus souvent, avec une vie de cons qui nous pousse pour nous faire perdre l'équilibre, et que pour beaucoup ça arrive trop souvent. Et j'ai envie de crier !...

Edith M., Tankonalasanté (TK) N° 15, mars 1975

vendredi 4 novembre 2011

LE POUVOIR MÉDICAL ? (Troisième partie)

L’IMPUISSANCE MÉDICALE

Article écrit pour TK, paru dans Le Monde du 2 octobre 1974, à l'occasion des Entretiens de Bichat, grand rassemblement médical d'enseignement postuniversitaire.

Films, débats, tables rondes, interventions courtes et précises, conférences audio-visuelles. Pendant neuf jours. Des milliers de médecins praticiens, des grands patrons. Les « Entretiens de Bichat » débutent à la fin de cette semaine. Un énorme programme qui a l'ambition d'embrasser l'ensemble de la pratique médicale, de la chirurgie à la psychiatrie. Programme à l'intention des praticiens auxquels est rappelé l'article 4 du code de déontologie : « Il est du devoir du médecin d'entretenir et de perfectionner ses connaissances. »

Sans aller à l’encontre de ce désir et de ce besoin légitime de perfectionnement des praticiens, nous pouvons en profiter pour nous poser quelques questions embarrassantes.

En effet, si l'énormité du programme de ces journées force l'admiration, elle a aussi quelque chose de suspect. On peut se demander notamment s'il s'agit vraiment d'une œuvre utile à la pratique du médecin de quartier, ou s'il ne s'agit pas plutôt d'un grand spectacle que la médecine se donne à elle-même et voudrait donner d'elle-même à son public ?

De fait, s'il ne trouve pas forcément dans cette manifestation scientifique la réponse aux problèmes de santé de ses clients, le médecin y puisera au moins la force et l'assurance confortante et justificatrice que peut donner la grand'messe à un croyant. Perdu dans son quartier, confronté aux problèmes insolubles de la vie quotidienne de ses clients, sur les finances desquels il vit, confronté aux misères pathogènes qui mettent en cause chaque jour son savoir, son pouvoir et sa propre vie quotidienne, il aura la satisfaction de retrouver au contact de ses maîtres l'idée depuis longtemps oubliée que « la médecine est assurément une science » (Professeur Jean Bernard).

Quant à ses malades, ils apprendront, directement (presse, radio, télévision) ou par son intermédiaire, cette même vérité rassurante et lénifiante. Bercés par les espoirs d'opérations prestigieuses et d'appareillages ou de médicaments nouveaux propres à faire barrage à la mort, ils accepteront de mieux en mieux de mourir psychiquement ou physiquement, mais inexorablement, des fumées, du bruit, des transports, des cadences industrielles, du travail posté et des heures supplémentaires, de l'école répressive, d'une famille fermée, d'une sexualité sommaire, d'un logement étriqué, d'un crédit bancaire aliénant, de la solitude et de l'ennui d'un monde tout entier tourné vers la production et la consommation de marchandises... et demain la conquête du cosmos... et demain la lune... oui, mais aujourd'hui ! Laissez-vous faire, dormez en paix, la médecine tient bon, drapée dans sa science !

Cette dimension de la pathogénie, qui est le constat quotidien de la médecine praticienne de quartier, apparaît bien peu dans le programme des Entretiens de Bichat : et le médecin de quartier qui n'y connaît pas grand-chose et qui n'y peut rien risque de ne pas s'y retrouver. Ne serait-il pas temps, alors que depuis des décennies la médecine progresse indiscutablement de découverte en découverte, et que parallèlement (et contradictoirement) il est revendiqué toujours plus de médecins, d'hôpitaux et de personnels hospitaliers, de crédits pour la santé, ne serait-il pas temps de proclamer, par-delà son savoir de plus en plus raffiné, l'impuissance de la médecine ?

Ce que cache au malade, comme au médecin, cet étalage de science, ne serait-ce pas l'essentiel ?

Prenons deux exemples simples.

Madame Durand est fatiguée. L'examen montre à l'évidence qu'il n'y a rien là qui relève de la science médicale. Mais la discussion avec elle montre aussi clairement qu'elle en a tout simplement ras-le-bol : deux enfants jeunes, un mari rarement présent et plutôt alcoolique, une vie sexuelle et affective pauvrette, deux heures de transports, une importante activité ménagère qui s'ajoute à sa journée de travail debout à l'usine, etc.

Sa demande explicite : des fortifiants et un arrêt de travail. Sa demande implicite (inconsciente ?) : faire qu'elle accepte sa vie.

Je sais bien ce qu'il faudrait pour que Mme Durand ne soit pas fatiguée, et je crois bien qu'elle-même n'est pas loin de le savoir. Mais, précisément, elle me demande de l'empêcher de savoir. Elle ne veut pas le savoir. Car sa vie est engagée, économiquement et culturellement, de telle sorte qu'elle n'a pas d'autre choix que de continuer, pas d'autre perspective possible. Alors, à quoi je sers ? A la demande de Mme Durand, je vais contribuer à masquer par mon activité scientifique, qui n'est pas dénuée de fondement (ce serait trop simple !), la réalité des causes de sa fatigue. Dans le secret de mon cabinet, je sépare cette fatigue de ses causes, je lui donne même un nom : « asthénie », je la prends en charge et la traite activement : vitamines, calmants, repos, conseils pleins de sagesse et lourds de savoir. Et je renvoie Mme Durand à son état antérieur. « Comment ça va ? » « Bof ! pas mal ! j'en ai un peu marre, les enfants, le ménage, mon mari, je m'ennuie un peu, mais c'est bientôt les vacances... Et puis... tant qu'on a la santé... »

Le jeune Tellier a une angine. Il vient me voir, je lui donne des antibiotiques pour tuer ses microbes. Pourtant je sais qu'il y a des microbes partout et que tout le monde ne fait pas des angines à répétition comme le jeune Tellier. « La cause » n'est donc pas le microbe. La cause première est ce qui a fait une telle blessure à l'organisme que le microbe a pu y proliférer à son aise. Pourquoi ne cherche-t-on pas à soigner la blessure en question ? Pourquoi ne soigne-t-on que ce qui est apparent : l'angine, qui n'est que le symptôme de cette blessure ? Car, alors, nous laissons la blessure ouverte à des attaques ultérieures parfois plus graves : nouvelles angines, bronchites, néphrites, ou changement complet de symptôme, à type de « dépression nerveuse » ou de fatigue par exemple.

Parce que cela ne regarde pas « l'homme de science » dont parle le Professeur Péquignot [1]. Cela sort de son champ de responsabilité, ou tout au moins de sa science. Mais qu'est-ce donc que cette science qui laisserait de côté certaines des données un peu trop complexes d'un problème que par ailleurs elle n'hésite pas à prendre en charge ?

On pourrait multiplier les exemples qui montrent que l'essentiel de la pathologie qui se présente au médecin de quartier est loin de ce que traitent les chercheurs dans les murs hospitaliers. La pathologie hospitalière vient après et, en quelque sorte, dans l'évolution de la pathologie du quartier.

Ici, il est inutile d'aspirer à la belle clarté cartésienne : à tout effet une cause, à tel effet telle cause.

La pratique de quartier, en mettant en évidence une pathogénie multiforme, politique, économique, culturelle, sexuelle, écologique, pédagogique, etc., qui est pour l'essentiel au-delà du champ de la « science », démasque l'impuissance fondamentale de la médecine par-delà ses succès prestigieux.

Il en découle sur le plan thérapeutique que l'intervention, pour être efficace, ne saurait être exclusivement médicale. Mais où va-t-on ? Nous nous engageons ici dans une voie dangereuse au regard d'une idéologie médicale largement majoritaire, dans un chemin où se dévoile le caractère politique de la médecine, déterminée par le système culturel et politique, et déterminant en retour ledit système : un chemin au bout duquel la médecine n'appartiendrait plus aux seuls médecins. Il s'agit en fait de rendre aux gens un pouvoir qu'ils demandent qu'on leur prenne, et que la médecine ne peut assumer. Eux seuls peuvent prendre, dans cette mesure, des décisions thérapeutiques efficaces.

Ainsi, affirmer l'impuissance de la médecine devant la maladie et la mort ne veut pas dire qu'elle ne peut rien, mais qu'elle ne peut rien seule. Et c'est ce que l'étalage de science des manifestations médicales tend à masquer, consciemment ou non, aux médecins comme aux malades.

Il serait temps de le dire largement. Mais la médecine le veut-elle, et le peut-elle ? et sinon, pourquoi ? Il y aurait là, dans l'intérêt de la santé, matière pour les soignants et les soignés à d'intéressantes tables rondes qui font dramatiquement défaut dans les congrès médicaux : sur la signification de la maladie en tant que langage ou que révolte du corps ou de l'esprit, et du rôle de la médecine dans la société qui est d'exclure et de réprimer ce langage et cette révolte.

Jean CARPENTIER

Notes

[1] « L'homme de science voit le bacille et sa toxine. C'est sur ce plan d'ailleurs qu'il doit et peut agir. Il ne peut empêcher les guerres et les accidents du travail, mais peut étudier la toxine tétanique, fabriquer un sérum et un vaccin et l'administrer à ceux qui sont menacés. » (Professeur Henri PEQUINOT, La Nef, n° 49, oct-déc. 1972, numéro curieusement appelé : « Vers une antimédecine » [?].)

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LE POUVOIR MÉDICAL ? (Deuxième partie)

QUEL POUVOIR ?

Réponse à Jean Carpentier

L'idée est lancée : on n'a jamais tant parlé du pouvoir médical que depuis qu'il n'existe pas ; qu'on en parle pour le louer, le mépriser ou le critiquer, il me semble que le résultat est le même : on participe ainsi à l'entretien de son illusion.

Au fond, quel est le problème ? Le surgissement dans la trame de la vie de quelque chose qui, a priori, est tout à fait arbitraire : la maladie. Il s'agit de quelque chose d'absurde, d'aberrant, de dépourvu de sens ; la tuile, le pépin... mais qu'est-ce que j'ai donc fait au bon Dieu ? Toute une vie qui semblait tourner rond (boulot, famille, traites à payer, télé, etc.) se met tout à coup à devenir problématique : qu'est-ce qui se passe, qu'est-ce qui va se passer, qu'est-ce que j'ai fait, à quoi bon, etc.

Si, au lieu d'être « médecin-généraliste-dans-une-petite-ville-de-la-banlieue-de-Paris », tu étais le sorcier d'une tribu d'Amérique centrale (par exemple), tu invoquerais toutes les divinités, les forces, les ancêtres, etc., qui sont habituellement responsables de la continuité des significations à l'intérieur de ton groupe social (ce qu'on appelle la tradition) et à travers les mythes de ce groupe social tu mêlerais toutes les questions qui jaillissent chez le malade et ses proches avec les fils directeurs de la vie symbolique du groupe, c'est-à-dire avec les principaux thèmes que les mythes ont pour rôle de véhiculer et d'organiser. Le résultat de ton intervention shamanique serait que ce qui arrive au « malade » prendrait un sens dans la vie normale du groupe social ; l'absurde de la maladie trouverait un sens dans le jeu des forces qui sont, dans ce que nous sommes réduits à appeler la « culture », responsables du sens de la vie.

Mais, dans ta banlieue, en plein XXe siècle européen, qu'est-ce qui est à ta disposition ? Ton malade vient te voir avec sa question sur le sens de la maladie (c'est-à-dire sur le sens de la vie et de la mort) et tu lui réponds : pénicilline, actapulgite, valium, arrêt de travail... A quel mythe ayant une efficacité sociale vas-tu pouvoir faire appel pour que ta réponse recrée le SENS perdu ? Dépourvu de tout pouvoir authentique sur la réalité sociale de son patient, c'est-à-dire sur une réalité sociale qui n'a plus aucun symbole à sa disposition pour s'organiser comme quelque chose qui a un sens, il ne reste au médecin que la voie d'un pouvoir imaginaire qui est pure violence et pure destructivité. Dès lors, il s'agit en effet de l'affirmation arbitraire, dé-réelle (dans la mesure où le réel, c'est la vie sociale des gens) et hypertrophiée d'un pouvoir qui ne peut plus se manifester autrement que comme un gigantesque système de brimade et d'humiliation ; à la limite, c'est le nazisme comme forme exacerbée d'une toute puissance imaginaire.

Le paradoxe, apparent, par lequel je commençais cette réponse pourrait donc se reformuler ainsi : n'ayant plus aucun pouvoir sur la réalité du SENS (de la vie et de la mort), le médecin se réfugie dans une attitude crispée et s'épuise à manipuler les signes de l'illusion de son pouvoir (standing vestimentaire et architectural, parler lointain et magistral, effets verbaux et gestuels d'intimidation, etc.).

Coupable ? Complice ? Victime ? Quelle est la place du médecin dans cette gigantesque farce ? Il me semble qu'un parallèle instructif peut être fait entre l'étudiant en médecine et l'étudiant en lettres : dans les deux cas, les études sont abordées avec l'arrière-pensée d'une fonction prestigieuse : la médecine absolue pour l'un, la pédagogie absolue pour l'autre. Dès qu'ils sont aux prises avec la réalité de leur métier, c'est « la crise », car l'image à laquelle ils se sont identifiés n'a rien à voir avec la pauvre pratique, sans la moindre parcelle de ce que j'appelle un pouvoir authentique à leur disposition. Ils « craquent » tous les deux : le littéraire se déprime, le médecin devient paranoïaque, car il a, lui, à sa disposition les éléments formels du prestige (le fric et son pouvoir de tout acheter) ; il est très souvent à la limite du véritable délire de persécution : « on veut tout me prendre », dans lequel ON, c'est la Sécurité sociale, les syndicats, les technocrates, les « rouges » qui sont au gouvernement, etc. Il ne reste plus dès lors au médecin qu'à jouer à échanger son fric contre tous les éléments formels de la puissance sociale, et à parler sans fin du « pouvoir médical » pour bien se persuader qu'il existe. Bien sûr, le médecin est en proie au même non-sens social que n'importe lequel de ses patients : il n'a à sa disposition aucun symbole, aucun mythe efficient pour l'aider à vivre le fait qu'il est mortel ; or, il doit, de par sa fonction sociale, supporter non seulement sa propre mortalité, mais aussi celle des autres.

A mon avis, tel est bien le problème : nous devons tous mourir un jour ou l'autre, et il n'existe plus aucune structure sociale qui aide à métaboliser le monstrueux non-sens de la mort. Chacun attend la mort seul, devant sa télé ou son verre de rouge ; et le médecin comme tout le monde, alors qu'on lui demande (ON = les malades, la société en général) d'être à lui tout seul ce mythe, ce ciment social qui n'existe pas. Il me semble qu'à côté de ce problème tous les autres ne sont que des conséquences ou des corollaires, en particulier le problème de savoir si le médecin appartient ou non à cette hypothétique « classe bourgeoise », si c'est en collaborateur ou en victime qu'il faut le situer dans cette classe, etc.

Pour essayer de clarifier ma pensée, j'ai caricaturé le devenir du médecin en ne montrant qu'une seule voie dans laquelle il peut s'engager : voie délirante, au niveau personnel ; fasciste, au niveau collectif. Mais il n'est bien entendu pas obligatoire que le médecin adopte la voie la plus réactionnaire ; la preuve : le travail que tu fais ou que peuvent faire, d'une autre façon, un certain nombre de médecins passés par les groupes Balint. Je ne partage d'ailleurs pas entièrement la critique que tu fais de ces groupes. Il me semble que la critique que tu fais est plus celle du « balintisme » comme nouvelle idéologie médicale qui consiste à vouloir soigner l'esprit comme on soignait jusque-là le corps sans que rien de la fonction soignante soit contesté. La « pratique Balint » stricto sensu aboutit en fait à des questions et à des angoisses qu'il n'est plus possible d'éluder derrière une pratique enclose dans le silence du « colloque singulier ». Le livre de Ginette Raimbault et de onze pédiatres paru sous le titre Médecins d'enfants [1] montre remarquablement ce qu'il en est.

Par exemple, quand tu dis : « les médecins ne se mettent en cause que pour ne pas risquer d'être mis en cause socialement », il me semble que tu sautes un certain nombre d'étapes dans l'argumentation, pressé que tu es de montrer que les médecins sont décidément de sales types, et ce au risque d'affirmations à la limite de la démagogie. Si, en effet, les structures de représentation du corps médical (l'Ordre) sont essentiellement composées de vieux retardataires cela tient, me semble-t-il, au moins autant au fait même de la délégation de pouvoir et de la représentation qu'à une sorte de connerie ontologique des médecins pris un à un. La phrase que tu as écrite devrait être complétée par les arguments suivants : si les médecins se mettent en cause, c'est avant tout un phénomène social qui traduit une crise déjà présente au moins autant chez les médecins que chez monsieur-tout-le-monde. Il est sûr que si aucun malaise n'avait existé dans ta clientèle, tu n'aurais jamais eu l'occasion de faire tout ce que tu as fait, ni qu'aucun des participants des groupes Balint n'y serais jamais allé. Ce qui crée la crise d'identité des médecins, c'est l'évolution des structures sociales à laquelle le médecin est soumis autant que les patients.

Face à ce malaise, il existe, me semble-t-il, deux nécessités : la première est le but explicite de la pratique Balint : remettre en connection les événements morbides avec ces « mythes individuels » que sont les fantasmes de chacun ; c'est un travail sur le sens qui, à mon avis, ne peut pas être négligé, sous peine de démagogie et de manipulation sociale. Il ne s'agit en aucun cas d'une psychogénèse « à tout prix » des phénomènes morbides, mais d'un travail sur le sens ; en d'autres termes, ce n'est pas un travail de type causaliste. Il ne s'agit pas de rechercher une linéarité causale « tête → corps », mais de retrouver les connections dans l'ensemble des mythes individuels. C'est pourquoi la pensée de la « gauche médicale » qui veut à tout prix établir une « économico-socio-psychogénèse » me paraît dangereuse : qu'est-ce qui la différencie de l'idéologie dominante : une maladie = une étiologie ? Il ne reste plus alors qu'à « agir » sur la cause (les monopoles ?), et tout est prêt pour ça : syndicats, partis, etc. Soit dit entre parenthèses, une médecine enfin « scientifique », c'est-à-dire une médecine qui serait enfin capable de dire avec précision : telle maladie = tel bacille + tant de misère sexuelle + tant d'habitat insupportable + tant de boulot con, serait, si elle était possible, le fin du fin de l'actuelle idéologie médicale : à chaque évènement une cause et à chaque cause un évènement. CQFD.

La deuxième nécessité consiste à « sortir de mon bureau, mais aussi de ma salle d'attente » et là je pense que je n'ai rien à t'apprendre, car si on ne veut pas en crever, c'est une nécessité vitale ; tu l'as sentie bien avant moi et tu as vu les réactions que cela entraîne : il est interdit de parler avec les gens de son malaise, de sexe, de plaisir possible... Et pourtant il est urgent que nous nous donnions les moyens de parler entre nous, car le plaisir est avant tout un rapport social ; car la mort et l'agressivité doivent être métabolisées en commun si on ne veut pas étouffer à bas bruit dans un silence individualisé qui est déjà la mort. A quand ces grandes fêtes païennes au cours desquelles on détruit ce qu'on a eu tant de mal à fabriquer pour se l'offrir les uns aux autres ?

Le problème n'est donc pas tant celui d'un lugubre « pouvoir médical » : qu'ai-je (et qu'as-tu) à faire du sentiment d'humiliation du patient devant moi (devant toi) quand il attend un arrêt de travail que je suis (tu es) incompétent à donner ? Si c'est un problème, c'est pas le mien (le tien) d'abord. Le problème est bien plus celui d'une vie et d'une mort qui, faute de prendre sens pour tout le groupe social, diffusent quotidiennement comme une mort de la vie et qui sont attribuées à des « spécialistes » qui vont en crever s'ils ne font rien rapidement. Et pour faire quelque chose, il faut partir du constat de notre impuissance médicale.

Claude MARITAN, Tankonalasanté N° 4, novembre 1973

Notes

[1] Editions du Seuil, Paris, 1973.

LE POUVOIR MÉDICAL ? (Première partie)

LA RELATION MÉDECIN-MALADE : UN CUL-DE-SAC

Tout le monde s'accorde pour dire qu'aujourd'hui les relations entre les gens s'appauvrissent. Bonjour, ça va, il fait beau, les sports, les performances de la Renault 12, les programmes de télé... les autres aussi quelquefois : mais les autres sont vraiment des cons et il n'y a aucune raison de leur « sacrifier » quoi que ce soit, rien à en attendre. On se le répète, on s'en persuade et on y trouve la justification de son enfermement : on est piégé !

A l'heure où les gens ne communiquent plus, pour l'essentiel, que par l'intermédiaire de la télévision et de la presse « d'information » qui les manipulent : la relation médecin-malade est là ! Comme la putain, moyennant finances, le médecin vient au secours de la famille et de la société. Une putain raffinée, plutôt une call girl. Mais, reconnu d'utilité publique et ses actes remboursés par la Sécurité sociale ; le médecin ne contrevient pas aux bonnes mœurs et, s'il s'occupe du corps, il va sans dire que le sien propre est esprit et science, il n'est pas concerné. Nous voyons pourquoi (et comment) il « faut » qu'il en soit ainsi.

En médecine, aujourd'hui, il est de bon ton de mettre en avant « la relation » — la relation à deux bien entendu : on l'étudie, on la fignole, on apprend les secrets de la « neutralité bienveillante ».

Dans « la relation », la psychologie va venir au secours de la science défaillante, au secours du spectacle d'abord avec ses rôles. Un demandeur malade, nu, infantilisé, acceptant. Un répondeur sain, savant, aseptique, bienveillant, dont l'autorité est, par là même, incontestable. Passons sur le mobilier, le décor, qui renforce l'autorité. Le spectacle médecin-malade est bien rodé par des siècles de mise au point : on l'appelle le « colloque singulier ». Le malade et le médecin sont éternellement seuls ; solitude à deux garantie par le « secret médical », une des règles d'or de la profession qui, nous le verrons, garantit, du même coup, bien autre chose.

Le « colloque singulier » trouve des justifications technico-scientifiques précises. On sent cependant qu'il y a des choses qui ne vont pas bien, les rouages se grippent : on met de l'huile, c'est tout. On est tellement habitué à ce jeu qu'on est incapable d'en envisager un autre. On assiste dans les sphères médicales les plus « avant-gardistes » à des modifications, des « améliorations » ; le théâtre moderne prend la place du théâtre classique, mais c'est toujours le théâtre. Essayons d'analyser un peu la pièce.

La relation est un jeu dangereux. Chaque relation porte en elle un risque de déséquilibre : la parole échangée avec quelqu'un risque toujours de mettre en évidence une contradiction, une faiblesse, une faille dans n'importe quel équilibre et de le détruire (que cet équilibre soit dans le domaine de la « maladie » ou dans celui de la « bonne santé »). On pourrait dire aussi : mettre en évidence, dans l'équilibre, les éléments de déséquilibre de telle sorte que celui-ci puisse être gravement remis en cause.

Chacun trouvera en lui des exemples, car il en va de la relation médecin-malade comme de toute autre relation entre les gens. Aujourd'hui, le déséquilibre va croissant en chacun de nous et dans la société en général. C'est une des raisons qui permettent et font que la relation entre les gens s'appauvrit, se raréfie. Le jeu de la relation est prometteur de mises en cause collectives ou personnelles : on en a peur, et on s'enferme (on peut aussi se faire enfermer !). C'est dire aussi l'importance de la constitution d'un corps de spécialistes de la relation.

« Dans l'intérêt de la santé, les rassemblements de plus de deux personnes sont interdits. » On ne force pas, que je sache, sur les locaux collectifs dans les ensembles modernes : quand il y en a, il est bien rare qu'une administration dévouée et spécialisée (dans la relation notamment) ne les dirige pas. Cela dit, revenons au médecin : on peut se rassembler avec lui. Mais celui-ci, dans l'intérêt de tous, y compris de lui-même, il va falloir l'armer, l'assurer contre les risques de mise en cause profonde des autres et de lui-même. Le médecin est un spécialiste dévoué : le danger qu'il représente est à la mesure de son importance dans le maintien d'un système social ; il détient dans son fichier des tas de secrets bouleversants (socialement).

On comprend que les médecins apprennent que la relation doit être manipulée avec douceur et qu'une parole ou un acte puisse être facilement taxé de « sauvage », garantie de science et d'expérience à l'appui (psychothérapie sauvage !). On comprend que le médecin soit armé, ait des « défenses » que lui apportent de longues études « scientifiques », une expérience de l'odeur, du froid, de l'exclusion et de l'anonymat hospitalier, un standing de bourgeois, une neutralité et un apolitisme allant de pair avec lui, une relation d'argent..., toutes choses contrebalançant bien l'angoisse existentielle du médecin !

Sous le prétexte, psychologiquement défendable, d'écarter les rapports émotionnels de la relation, on va masquer le risque de mise en cause sociale en niant ces rapports par tout le rituel qui les entoure et qui vient en aide aux « défenses » acquises par le médecin. On va stériliser la relation en l'isolant hors du réel.

D'abord, on simplifie le problème en donnant à la relation un caractère exclusivement duel : le tête à tête de deux personnes « bien élevées », c'est-à-dire acceptant leur rôle.

Pour le malade, le médecin est un être un peu merveilleux qui le connaît, tandis que, lui, ne le connaît pas, et d'ailleurs il ne tient pas à le connaître. Un peu de mystère convient bien à ce spectacle, dans une ambiance de confiance et de respectabilité. Le médecin lui donne tout, bons médicaments et bons conseils d'homme de science et d'expérience ; lui, n'a rien à lui apporter sinon une demande, des symptômes, et de l'argent (de toute façon, un acte médical n'a pas de prix ! — l'argent : ce sont les « honoraires », car, si l'on paye d'un salaire un ouvrier ou un ingénieur, on honore un médecin !). L'argent précise bien le sens de la relation.

Et puis le médecin sait. Son savoir, sa « science », le protège contre l'émotion : il n'est qu'une machine perfectionnée douée de « réflexes médicaux » (symptômes → diagnostic → traitement), il n'est pas concerné. Il ne tombe pas amoureux de sa malade, ce qui n'est pas un mal en soi, mais surtout il n'est pas remis en cause par le dialogue. D'ailleurs, peut-il y avoir un dialogue ? car sa science le différencie du malade (il est donc sain) et lui permet en outre de le dominer. 7 à 10 ans d'accumulation de connaissances aussi diverses que variées ont fait de lui ce savant, cet homme hors du commun. De ce « savoir », il résulte un franc et honnête sentiment de puissance (honnête, naturellement, puisqu'il s'agit de faire du bien !), bonne défense contre l'émotion ; mais surtout il en résulte un pouvoir sur les gens, qui va bien au-delà de ce que pourrait légitimer ce « savoir ». Ce pouvoir est accentué et confirmé par une situation sociale et un standing de petit bourgeois cossu, sinon de bourgeois.

Etrange, puissant et paternel, le médecin est d'un autre monde ; celui des notables, mais de ceux qui connaissent les profondeurs du corps et de l'âme, savoir dont ils ne font pas forcément étalage. Distingués, mais discrets : neutres, apolitiques, ne prenant pas parti, ils ne se situent de toute façon pas sur le même plan. Sachons garder nos distances, notre rang ! Il n'y a pas de dialogue.

Le secret médical vient assurer le tout. Hors du cabinet médical : c'est le silence sur tout ce qui s'y dit. Certes, personne ne tient, au moins dans les conditions culturelles et économiques d'aujourd'hui à ce que son état de santé soit crié sur les toits : qu'il s'agisse d'une blennoragie, ou de n'importe quel handicap physique, notamment une maladie chronique. Et pourtant le secret médical permet de masquer le caractère social de la maladie et de ses causes les plus importantes (cadences, répression sexuelle, logement, famille...) et d'empêcher que soient prises des mesures thérapeutiques ou préventives de caractère collectif, aidé en cela par le caractère unilatéral d'une relation qui s'obstine à aller dans le même sens : du malade au médecin, en ce qui concerne les renseignements importants (symptômes et conditions de vie, environnement des symptômes sur le plan de l'individu, mais aussi sur le plan social (environnement de l'individu) ; du médecin au malade en ce qui concerne les conclusions, les directives. On s'interdit de livrer à la collectivité (les individus en société) les éléments d'un débat qu'elle est seule à pouvoir résoudre.

La demande du malade se modifie et notamment devient plus critique ; la Sécurité sociale ainsi que des organismes plus spécialisés, tel le Planning familial, deviennent des éléments de contrôle et de contestation gênants pour le pouvoir médical ; on a vu récemment les démissions de médecins perdant leur pouvoir au mouvement du Planning familial. Le statut social et le standing des médecins de l'ère technocratique se dégradent quelque peu. Les Planchon de la médecine, psychiatres ou « psycho-somaticiens », se mettent au travail, mais ils ne peuvent aller jusqu'à modifier l'essentiel du spectacle, sa colonne vertébrale : la relation médecin-malade à sens unique et les rôles jamais intervertis (même si l'on peut évoquer le psychodrame). Qui plus est, nous allons voir qu'ils ne font souvent qu'accentuer la distance qui sépare le médecin du malade et la justifie « scientifiquement ».

On voit désormais des médecins à l'écoute de leur malade ; la pseudo-neutralité politique est élevée au rang de « technique d'écoute » et prend le nom de « neutralité bienveillante » ; on parle beaucoup aussi de « disponibilité ».

La psychologie, qui prend rang de « science humaine », utilisée par les représentants de la même idéologie, non seulement justifie mais encore accentue le théâtre. De plus, la psychologisation des problèmes va les multiplier et les éparpiller à plaisir. On n'est pas un ouvrier ou un bourgeois soumis à un nombre relativement restreint d'agressions qui nous sont communes : on devient un « fils d'alcooliques », ou « l'ambiance du ménage parental était tendue », ou « la mère était hystérique », ou encore « paranoïaque ». Chacun a sa formule, sa maladie, sa personnalité, quoi ! Chacun sa solution personnelle, c'est une bonne façon d' « oublier » les solutions collectives, et de les faire oublier.

A tous les niveaux, sous le couvert d'une science que la psychologie rend à la fois plus humaine et plus scientifique, une « vérité » en masque une autre, essentielle. De telle sorte que, si on peut soigner, on s'interdit de guérir. Ou plus exactement la possibilité de soigner empêche de voir tout ce qui devrait être fait pour guérir et aussi prévenir.

On voit aussi des médecins se mettre en cause (ou en frôler le risque !). Ils sont moins biologistes et plus psychologues : nouvelle science, nouveau vernis. Comme dans les congrès d'architectes, où se pressent des constructeurs de cages à lapins inlassables, on parle beaucoup d'urbanisme, il est peu de congrès médicaux où l'on ne se gargarise d'un peu de « psychiatrie pour le praticien » et même d'un peu d'écologie. Mais, dans un cas comme dans l'autre, la continuation de la démarche nécessite des choix politiques et économiques impossibles. La société marchande ne laisse pas rêver, a fortiori ceux qui la protègent ! Les médecins ne se mettent en cause d'ailleurs que devant d'autres médecins : par exemple dans les groupes Balint [1]. Le but exprimé est ici de rendre de meilleurs services, de mieux répondre à la demande du malade de prise en charge et d'exclusion de la maladie. Mais cette prise en charge et cette exclusion sont contradictoires avec l'objectif de « guérison », nous l'avons vu. Celui-ci passe par la prise en charge de l'individu par lui-même pour défricher, dénouer une réalité pathogène qui est derrière son dos quand il regarde le médecin. Ce dernier la regarde à sa place : étant donné que le médecin sait, il lui donne son corps, et ses yeux pour le regarder à sa place et regarder aussi cette réalité... afin qu'il remette les choses en place. Mais le regard du médecin, dans une société de classes, n'a pas les mêmes intérêts à défendre que celui du malade. Et les choses vont être remises en place selon les critères de valeur du monde bourgeois. Passation de pouvoir. Le tour est joué, tout le monde est content, même ceux qui sont bernés. Les médecins ne se mettent en cause que pour ne pas risquer d'être mis en cause socialement.

Il reste que, poussée dans sa logique, l'idée psychosomatique peut aussi mettre sur la voie de la remise en cause des murs du cabinet médical, de l'exclusion de la maladie dans le secret de la relation. On modifie, on améliore et un jour cela vous saute aux yeux : le véritable « piège à cons », le truc dont il faut sortir, c'est la relation médecin-malade elle-même. La relation à deux, imperméable, l'enfermement, le repli sur soi.

La relation n'est qu'une illusion, de la poudre aux yeux : par son caractère unilatéral, par le secret qui l'enferme, la consultation médicale n'est que la continuation du monologue intérieur du malade. Le monologue tourne en rond, et c'est précisément ce qui l'a rendu malade et conduit chez le médecin pour y être pris en charge.

Le cabinet médical est le cul-de-sac où viennent se perdre les armes de la révolte. Chacun s'y rend, l'un après l'autre, et la reddition s'y déroule seul à seul : le soumis face à l'un des représentants de son maître. Il n'y a pas de honte à ça, mais il n'y a aucune raison non plus d'être fier d'être malade ! Mais, dira-t-on, le bourgeois aussi est malade ! Qui dit que le bourgeois n'est pas lui aussi victime des contradictions du système qu'il dirige — lui aussi est aliéné. Ce serait trop simple !

Quand nous disons « révolte » (et non révolution), nous voulons souligner que les problèmes ne sont pas résolus pour autant, si le cabinet médical change de rôle : encore qu'ailleurs le médecin en tant que tel n'a rien à dire. En fait, son silence actuel est une parole conservatrice (quand il parle, c'est pire !) par définition ; d'autre part, il empêche la démarche politique (curative et surtout préventive) en la court-circuitant par sa prise en charge. Le médecin engrange tout de suite les armes que le malade lui apporte en excluant le malade et sa maladie dans la relation, le cabinet médical et son fichier secret, en enfermant le malade dans son corps et, au mieux, dans la seule dialectique de son corps et de son esprit.

Pour détruire ce masque que constitue la médecine, il semble que l'on ne puisse guère compter, par définition, que sur les malades. Pourtant, nous avons vu que ce masque correspond à leur demande : ce qui rend une attitude attentiste quelque peu aléatoire. On peut sans doute aussi s'appuyer sur de nombreux médecins qui, le plus souvent inconsciemment, étouffent parce qu'ils ne sont pas satisfaits de leur bricolage et de leur impuissance à guérir réellement, et parce que leur cabinet est un lieu clos et aseptique, un cul-de-sac sans perspective, où vient s'épancher et se perdre jour après jour la misère psychique et physique de leur quartier. C'est ainsi sur le jeu dialectique de l'action de quelques médecins et d'une minorité de malades dont la demande est différente que nous fondons notre espoir d'une rupture.

Jean CARPENTIER, Tankonalasanté (TK) N° 4, novembre 1973

Notes

[1] Groupe Balint : groupe de médecins qui se réunissent régulièrement, pour parler ensemble, généralement en présence d'un psychiatre, de la manière dont ils exercent leur métier et des problèmes (notamment d'ordre personnel) qui peuvent se poser à eux.