vendredi 4 novembre 2011

LE POUVOIR MÉDICAL ? (Deuxième partie)

QUEL POUVOIR ?

Réponse à Jean Carpentier

L'idée est lancée : on n'a jamais tant parlé du pouvoir médical que depuis qu'il n'existe pas ; qu'on en parle pour le louer, le mépriser ou le critiquer, il me semble que le résultat est le même : on participe ainsi à l'entretien de son illusion.

Au fond, quel est le problème ? Le surgissement dans la trame de la vie de quelque chose qui, a priori, est tout à fait arbitraire : la maladie. Il s'agit de quelque chose d'absurde, d'aberrant, de dépourvu de sens ; la tuile, le pépin... mais qu'est-ce que j'ai donc fait au bon Dieu ? Toute une vie qui semblait tourner rond (boulot, famille, traites à payer, télé, etc.) se met tout à coup à devenir problématique : qu'est-ce qui se passe, qu'est-ce qui va se passer, qu'est-ce que j'ai fait, à quoi bon, etc.

Si, au lieu d'être « médecin-généraliste-dans-une-petite-ville-de-la-banlieue-de-Paris », tu étais le sorcier d'une tribu d'Amérique centrale (par exemple), tu invoquerais toutes les divinités, les forces, les ancêtres, etc., qui sont habituellement responsables de la continuité des significations à l'intérieur de ton groupe social (ce qu'on appelle la tradition) et à travers les mythes de ce groupe social tu mêlerais toutes les questions qui jaillissent chez le malade et ses proches avec les fils directeurs de la vie symbolique du groupe, c'est-à-dire avec les principaux thèmes que les mythes ont pour rôle de véhiculer et d'organiser. Le résultat de ton intervention shamanique serait que ce qui arrive au « malade » prendrait un sens dans la vie normale du groupe social ; l'absurde de la maladie trouverait un sens dans le jeu des forces qui sont, dans ce que nous sommes réduits à appeler la « culture », responsables du sens de la vie.

Mais, dans ta banlieue, en plein XXe siècle européen, qu'est-ce qui est à ta disposition ? Ton malade vient te voir avec sa question sur le sens de la maladie (c'est-à-dire sur le sens de la vie et de la mort) et tu lui réponds : pénicilline, actapulgite, valium, arrêt de travail... A quel mythe ayant une efficacité sociale vas-tu pouvoir faire appel pour que ta réponse recrée le SENS perdu ? Dépourvu de tout pouvoir authentique sur la réalité sociale de son patient, c'est-à-dire sur une réalité sociale qui n'a plus aucun symbole à sa disposition pour s'organiser comme quelque chose qui a un sens, il ne reste au médecin que la voie d'un pouvoir imaginaire qui est pure violence et pure destructivité. Dès lors, il s'agit en effet de l'affirmation arbitraire, dé-réelle (dans la mesure où le réel, c'est la vie sociale des gens) et hypertrophiée d'un pouvoir qui ne peut plus se manifester autrement que comme un gigantesque système de brimade et d'humiliation ; à la limite, c'est le nazisme comme forme exacerbée d'une toute puissance imaginaire.

Le paradoxe, apparent, par lequel je commençais cette réponse pourrait donc se reformuler ainsi : n'ayant plus aucun pouvoir sur la réalité du SENS (de la vie et de la mort), le médecin se réfugie dans une attitude crispée et s'épuise à manipuler les signes de l'illusion de son pouvoir (standing vestimentaire et architectural, parler lointain et magistral, effets verbaux et gestuels d'intimidation, etc.).

Coupable ? Complice ? Victime ? Quelle est la place du médecin dans cette gigantesque farce ? Il me semble qu'un parallèle instructif peut être fait entre l'étudiant en médecine et l'étudiant en lettres : dans les deux cas, les études sont abordées avec l'arrière-pensée d'une fonction prestigieuse : la médecine absolue pour l'un, la pédagogie absolue pour l'autre. Dès qu'ils sont aux prises avec la réalité de leur métier, c'est « la crise », car l'image à laquelle ils se sont identifiés n'a rien à voir avec la pauvre pratique, sans la moindre parcelle de ce que j'appelle un pouvoir authentique à leur disposition. Ils « craquent » tous les deux : le littéraire se déprime, le médecin devient paranoïaque, car il a, lui, à sa disposition les éléments formels du prestige (le fric et son pouvoir de tout acheter) ; il est très souvent à la limite du véritable délire de persécution : « on veut tout me prendre », dans lequel ON, c'est la Sécurité sociale, les syndicats, les technocrates, les « rouges » qui sont au gouvernement, etc. Il ne reste plus dès lors au médecin qu'à jouer à échanger son fric contre tous les éléments formels de la puissance sociale, et à parler sans fin du « pouvoir médical » pour bien se persuader qu'il existe. Bien sûr, le médecin est en proie au même non-sens social que n'importe lequel de ses patients : il n'a à sa disposition aucun symbole, aucun mythe efficient pour l'aider à vivre le fait qu'il est mortel ; or, il doit, de par sa fonction sociale, supporter non seulement sa propre mortalité, mais aussi celle des autres.

A mon avis, tel est bien le problème : nous devons tous mourir un jour ou l'autre, et il n'existe plus aucune structure sociale qui aide à métaboliser le monstrueux non-sens de la mort. Chacun attend la mort seul, devant sa télé ou son verre de rouge ; et le médecin comme tout le monde, alors qu'on lui demande (ON = les malades, la société en général) d'être à lui tout seul ce mythe, ce ciment social qui n'existe pas. Il me semble qu'à côté de ce problème tous les autres ne sont que des conséquences ou des corollaires, en particulier le problème de savoir si le médecin appartient ou non à cette hypothétique « classe bourgeoise », si c'est en collaborateur ou en victime qu'il faut le situer dans cette classe, etc.

Pour essayer de clarifier ma pensée, j'ai caricaturé le devenir du médecin en ne montrant qu'une seule voie dans laquelle il peut s'engager : voie délirante, au niveau personnel ; fasciste, au niveau collectif. Mais il n'est bien entendu pas obligatoire que le médecin adopte la voie la plus réactionnaire ; la preuve : le travail que tu fais ou que peuvent faire, d'une autre façon, un certain nombre de médecins passés par les groupes Balint. Je ne partage d'ailleurs pas entièrement la critique que tu fais de ces groupes. Il me semble que la critique que tu fais est plus celle du « balintisme » comme nouvelle idéologie médicale qui consiste à vouloir soigner l'esprit comme on soignait jusque-là le corps sans que rien de la fonction soignante soit contesté. La « pratique Balint » stricto sensu aboutit en fait à des questions et à des angoisses qu'il n'est plus possible d'éluder derrière une pratique enclose dans le silence du « colloque singulier ». Le livre de Ginette Raimbault et de onze pédiatres paru sous le titre Médecins d'enfants [1] montre remarquablement ce qu'il en est.

Par exemple, quand tu dis : « les médecins ne se mettent en cause que pour ne pas risquer d'être mis en cause socialement », il me semble que tu sautes un certain nombre d'étapes dans l'argumentation, pressé que tu es de montrer que les médecins sont décidément de sales types, et ce au risque d'affirmations à la limite de la démagogie. Si, en effet, les structures de représentation du corps médical (l'Ordre) sont essentiellement composées de vieux retardataires cela tient, me semble-t-il, au moins autant au fait même de la délégation de pouvoir et de la représentation qu'à une sorte de connerie ontologique des médecins pris un à un. La phrase que tu as écrite devrait être complétée par les arguments suivants : si les médecins se mettent en cause, c'est avant tout un phénomène social qui traduit une crise déjà présente au moins autant chez les médecins que chez monsieur-tout-le-monde. Il est sûr que si aucun malaise n'avait existé dans ta clientèle, tu n'aurais jamais eu l'occasion de faire tout ce que tu as fait, ni qu'aucun des participants des groupes Balint n'y serais jamais allé. Ce qui crée la crise d'identité des médecins, c'est l'évolution des structures sociales à laquelle le médecin est soumis autant que les patients.

Face à ce malaise, il existe, me semble-t-il, deux nécessités : la première est le but explicite de la pratique Balint : remettre en connection les événements morbides avec ces « mythes individuels » que sont les fantasmes de chacun ; c'est un travail sur le sens qui, à mon avis, ne peut pas être négligé, sous peine de démagogie et de manipulation sociale. Il ne s'agit en aucun cas d'une psychogénèse « à tout prix » des phénomènes morbides, mais d'un travail sur le sens ; en d'autres termes, ce n'est pas un travail de type causaliste. Il ne s'agit pas de rechercher une linéarité causale « tête → corps », mais de retrouver les connections dans l'ensemble des mythes individuels. C'est pourquoi la pensée de la « gauche médicale » qui veut à tout prix établir une « économico-socio-psychogénèse » me paraît dangereuse : qu'est-ce qui la différencie de l'idéologie dominante : une maladie = une étiologie ? Il ne reste plus alors qu'à « agir » sur la cause (les monopoles ?), et tout est prêt pour ça : syndicats, partis, etc. Soit dit entre parenthèses, une médecine enfin « scientifique », c'est-à-dire une médecine qui serait enfin capable de dire avec précision : telle maladie = tel bacille + tant de misère sexuelle + tant d'habitat insupportable + tant de boulot con, serait, si elle était possible, le fin du fin de l'actuelle idéologie médicale : à chaque évènement une cause et à chaque cause un évènement. CQFD.

La deuxième nécessité consiste à « sortir de mon bureau, mais aussi de ma salle d'attente » et là je pense que je n'ai rien à t'apprendre, car si on ne veut pas en crever, c'est une nécessité vitale ; tu l'as sentie bien avant moi et tu as vu les réactions que cela entraîne : il est interdit de parler avec les gens de son malaise, de sexe, de plaisir possible... Et pourtant il est urgent que nous nous donnions les moyens de parler entre nous, car le plaisir est avant tout un rapport social ; car la mort et l'agressivité doivent être métabolisées en commun si on ne veut pas étouffer à bas bruit dans un silence individualisé qui est déjà la mort. A quand ces grandes fêtes païennes au cours desquelles on détruit ce qu'on a eu tant de mal à fabriquer pour se l'offrir les uns aux autres ?

Le problème n'est donc pas tant celui d'un lugubre « pouvoir médical » : qu'ai-je (et qu'as-tu) à faire du sentiment d'humiliation du patient devant moi (devant toi) quand il attend un arrêt de travail que je suis (tu es) incompétent à donner ? Si c'est un problème, c'est pas le mien (le tien) d'abord. Le problème est bien plus celui d'une vie et d'une mort qui, faute de prendre sens pour tout le groupe social, diffusent quotidiennement comme une mort de la vie et qui sont attribuées à des « spécialistes » qui vont en crever s'ils ne font rien rapidement. Et pour faire quelque chose, il faut partir du constat de notre impuissance médicale.

Claude MARITAN, Tankonalasanté N° 4, novembre 1973

Notes

[1] Editions du Seuil, Paris, 1973.